Dominique poursuit son récit de son voyage en antarctique. Après avoir atteint le point le plus au sud, il est temps de faire route vers le nord avant la fin de la belle saison.
Le moral de l'équipage qui remonte
Le lendemain, munis de notre nouveau filtre RACOR et d'une bouteille de gaz supplémentaire généreusement donnés par Brice, le skipper de Podorange, le moral de l'équipage est au beau fixe, dopé par des conditions climatiques comme seul l'antarctique en réserve : un ciel bleu d'azur, un doux soleil qui nous permet d'évoluer en t-shirt sur le pont, une mer tel un lac d'où nous observent à la ronde d'énormes sentinelles de glace. Avec son nouveau filtre RACOR, le moteur fonctionne. Et pour couronner le tout, nous avons de nouveau assez de gaz pour réenvisager de mettre les petits plats dans les grands.
Nous mettons le cap sur l'archipel des Melchiors, un site bien protégé où les bateaux qui s'apprêtent à retraverser le Drake viennent attendre des conditions météo favorables. Nous mouillons pour la nuit sous le vent des îles "False and Pear" : un calme absolu et 12 m de fond assurent une nuit parfaitement sereine.
Il nous reste une trentaine de milles à couvrir le lendemain pour atteindre les Melchiors. De nouveau, le temps est exceptionnellement calme et le spectacle féérique. Nous sommes entourés d'icebergs aussi gigantesques que des barres d'immeubles, immobiles en l'absence totale de brise sur la mer indigo, réfléchissant en mille feux le soleil qui darde dans l'azur du ciel. Le spectacle est grandiose et la paix alentour surnaturelle.
Une cartographie très imprécise
Le capitaine est à la barre, un œil sur la tablette de navigation. Dans cette partie du monde, la plupart des cartes sont inexactes. Beaucoup plus précieux sont les croquis qui se passent de bateau à bateau depuis des décennies. Ces croquis sont en général assez précis et détaillés, et des générations de navigateurs antarctiques y ont apporté leurs touches successives, sous la forme de notes ou de détails rapportés.
L'un de ces croquis mentionne une roche sous-marine très dangereuse qui ne se traduit que par quelques rides sur la surface s'il y a une faible houle. Mais par ce temps d'un calme absolu, rien ne vient troubler la surface de l'eau. Carole conseille au capitaine de ralentir, car il y a cette roche quelque part autour de nous. Mais selon lui, la roche est derrière nous et il maintient son cap à 4 nœuds au moteur. Il n'a pas le temps de réagir face à la remontée brutale du sondeur qui passe en quelques longueurs de bateaux d'absence de lecture (trop profond) à un compte à rebours terrifiant.
Échouement violent et moteur HS
Trop tard… Notre voilier s'arrête net sur la roche que nous avons finalement trouvée, malgré nous ! Le choc est violent, ébranlant tout le gréement. La goélette monte sur la roche, s'ébroue et glisse latéralement en eau profonde dans un fracas de métal mis à mal.
Branle-bas immédiat à bord. Nous soulevons tous les planchers pour identifier une voie d'eau éventuelle. Rien. "Vous voyez, il n'y a pas à s'inquiéter" rassure notre capitaine, "mon bateau est costaud." Mais 15 minutes plus tard, une grosse fumée blanche jaillit de l'échappement, le moteur hoquète violemment et s'arrête. Et puisque, selon la loi de Murphy, un problème n'arrive jamais seul, un cri surgit du carré : un geyser de gasoil sort par l'évent du réservoir.
Le réservoir dans la quille est percé
Notre bateau n'est en effet pas à court de surprises. L'évent du réservoir de gasoil est installé à l'intérieur du bateau et sous la flottaison ! Et comme le réservoir de gasoil se situe dans la quille, nous comprenons instantanément ce qui s'est passé. Nous avons perforé la quille et la pression de l'eau chasse le gasoil par l'évent. Une chaîne s'organise très vite. À l'aide des bidons vides entreposés sur le pont, nous récupérons le gasoil pour éviter qu'il ne contamine tout l'intérieur. Nous récupérons ainsi 260 litres de gasoil (contaminés par de l'eau de mer), bientôt suivis d'eau de mer elle-même, une fois que tout le gasoil a été chassé. Au rythme où l'eau jaillit (environ 20 l/mn), il faut faire quelque chose rapidement pour juguler cette entrée d'eau, sinon nous coulerons en quelques heures. Une pinoche fait l'affaire pour boucher l'évent.
Pas de vent, plus de moteur
Nous sommes donc maintenant à la dérive dans ce décor féérique. Le capitaine décide de mettre le spi pour rallier la base argentine qui est à l'entrée de l'archipel des Melchiors. Contactée à la VHF de manière répétitive, cette dernière ne répond pas, mais nous pouvons mettre cela sur la portée extrêmement limitée de notre VHF. Nous croisons un navire scientifique qui va dans la direction inverse, mais notre capitaine refuse de lui faire connaître notre situation délicate.
En situation dangereuse
Le vent est extrêmement faible (3 nœuds) et même le spi ne veut pas se gonfler, malgré les efforts de régatier développés tout l'après-midi par notre capitaine. Seul le courant de marée nous porte à 0,5 nœud vers l'entonnoir du chenal d'entrée des Melchiors. À droite, une falaise verticale de glace, à gauche des roches acérées. La scène à bord relève du surréalisme. Alors que nous dérivons, le capitaine bataille avec le spi qui refuse de se gonfler, sa femme trie ses photos sur son ordinateur, l'équipier joue au solitaire sur sa tablette et Sara nous regarde, Carole et moi, en se demandant si quelque chose va finir par se produire. Pendant ce temps, le courant nous fait dériver, nous rapprochant progressivement de la côte où nous risquons de nous échouer.
Intervention de la dernière chance sur le moteur
Il faut effectivement faire quelque chose, et vite. Si le moteur hors-bord 9 ch avait été en état, il eut été possible de se déhaler avec l'annexe vu le peu de vent et de mer. Avec le hors-bord électrique, ce n'est même pas la peine d'y penser. Ne reste plus qu'à tenter de redémarrer le moteur qui a aspiré de l'eau de mer. Je démonte rapidement la pompe de gavage électrique précédemment installée et coupe sans retenue dans le circuit de carburant rendu indémontable par les colliers oxydés qui ne sont que des amas de rouille.
Une pomme de terre pour juguler la voie d'eau…
Au niveau du circuit de retour, un geyser d'eau de mer surgit dès que je coupe le circuit. J'enfonce profondément une pomme de terre dans le tuyau en cuivre du circuit de retour, et le geyser est maîtrisé. À l'aide de durite souple et de la pompe électrique, je réalise un circuit d'alimentation indépendant qui vient puiser le gasoil dans un des 5 derniers jerrycans de carburant propre que nous avons conservés entreposés sur le pont. Changement de filtres (je remets le "vieux" RACOR 30 microns, car le "nouveau" 10 microns a pris l'eau de mer), purge du circuit, nos dernières réserves de WD-40 dans le filtre à air et une bonne dose de prières à Neptune et le moteur démarre…
Bonne nouvelle, car quand nous approchons de la base argentine, nous constatons qu'elle est totalement fermée et que l'ancrage visé par le capitaine est occulté par un gros iceberg. Nous contournons tout l'archipel pour atteindre le mouillage très sûr à l'est de l'archipel. Nous sommes entourés de falaises de glace, dans une poche étroite, amarrés sur 4 rochers. Nous sommes très protégés.
À suivre…