Noël 2017, sur une route entre Toulon et Hyères. En cette fin d'après-midi, le ciel sans nuages prend cette teinte bleu foncé propre aux belles journées d'hiver. Léopoldine et moi avons laissé nos quatre enfants chez mes parents et roulons silencieusement depuis quelques kilomètres le long de la côte varoise, pris dans nos pensées respectives. Alors que nous arrivons vers Carqueiranne, Léopoldine rompt le silence et me dit : "Si nous partions faire le tour du monde ?".
Notre projet est né comme ça. Ni plus ni moins.
Elle et moi n'avons pas grandi dans des ambiances familiales de marins. Dans les salons de nos parents, pas de demi-coques patiemment vernies surplombant des commodes inspirées du mobilier maritime des grandes heures des paquebots transatlantiques. Les cendriers n'avaient la forme ni d'ancre ni de coquillage et les vieilles armoires n'étaient pas calées par de vieux numéros de Chasse-Marée. Nous étions des terriens. Il y avait bien une aquarelle marine chez mes parents représentant une frégate du XVIII° siècle que nous avions héritée de mon grand-père, mais c'est tout.
- Léopoldine (ne l'appelez pas "Léo" !) a grandi dans un appartement du centre lyonnais, loin de la mer dans les faits comme dans l'esprit. Son expérience nautique se limite à des sorties côtières avec des oncles ou des amis. Par tempérament, elle est le feu, prête à tous les projets, pourvu que ça ne rentre pas dans des schémas stéréotypés. À l'exception du bateau, qui est un loisir nouveau pour elle, elle aime l'art, la lecture, le cinéma… et plus que tout, ses enfants.
- Ghislain Intrus dans ma famille de réfractaires à la voile, j'ai assez tôt enfilé le ciré : d'abord à l'école de voile (Optimist, dériveur L'Equipe, 420...), ensuite sur des "Loups de mer" (goélette-école à gréement aurique que la Marine Nationale prêtait à la troupe de scouts marins dont je faisais partie) puis sur des habitables divers et variés, tant en promenade qu'en régate (X412, X442, Mumm 30, Jod 35, First 31.7…). Tout ça essentiellement en Méditerranée. Bref, je me suis assez vite rentré dans la vaste catégorie de petits voileux du dimanche. Depuis, ma vie professionnelle de cadre de l'industrie agroalimentaire m'a éloigné de la mer.
Pour mener à bien notre projet, nous comptons sur le support de nos quatre enfants :
- Hélion, l'aîné, a 14 ans. Ce qu'il aime, c'est discuter ! Il est capable de parler de (presque) tout : histoire, littérature, cinéma... qu'il agrémente de calembours savamment choisis. Seules les mathématiques lui résistent encore (mais ça va venir !). Il garde un excellent souvenir de nos premières navigations de nuit et s'impatiente de revivre ces expériences. Et comme il est fort comme un Turc, il sera une aide précieuse sur le bateau.
- Bérenger a 13 ans. Il est le sportif de la famille : rugby, athlétisme, voile... Il faut que ça bouge ! Doté d'une répartie efficace et pince-sans-rire, il nous fait souvent rire. Il aime la région toulonnaise, son climat, son rugby et sa côte. Il voudrait qu'on s'y installe au retour du voyage (et même avant, pourquoi pas ?). Pour faire quoi ? Pour préparer d'abord notre voyage, puis la Mini Transat, la Route du Rhum et enfin le Vendée Globe…
- Ferréol, 11 ans, est notre doudou, notre fatale-peluche. Il est câlin et a un talent particulier pour nous faire craquer d'un regard. Casanier, il aime la maison, son cocon. Il partage ses loisirs entre la lecture, le tennis, les copains, son rubik's cube… et son lit. Avec lui nous faisons face à un gros cas de conscience : il ne veut partir qu'à condition d'avoir à bord ses pantoufles chéries, qui sont en forme de… grandes oreilles… cousin du lièvre… enfin vous voyez ce que je veux dire. Négociation en cours…
- Pia, la seule fille du gang des quatre, a 7 ans. Elle est gourmande de la vie : elle aime l'école, ses copines et ses poupées. Pas un jour ne passe sans qu'elle nous demande d'inviter des copines, avec lesquelles elle transforme méthodiquement sa chambre en champ de bataille. Toujours à l'affût pour donner un coup de main en cuisine, elle ne dédaigne pas de taquiner ses frères, qui le lui rendent bien.
- Frégate, la mascotte de la maison, notre chienne, un springer anglais. Je la présente pour faire plaisir aux enfants, mais malheureusement pour eux, elle ne sera pas du voyage. Bien qu'elle aime l'eau plus que n'importe lequel de nous six, nous la laisserons à terre, à la campagne. C'est un chien de chasse, pas un chien de pêche !
Premières projections
Rapidement nous passons aux premiers calculs : quelle durée ? quel parcours ? quel bateau ? quel budget ?
Nous commençons dès lors à gamberger et faire le tri dans la multitude d'idées qui nous viennent de manière désordonnée. Comment prendre en compte la sécurité ? Quand partir ? Sur quel parcours ? va-t-on pouvoir s'occuper de l'école des enfants ? Alors qu'on ne sait même pas le prix d'un bateau… Rapidement nous organisons tout ce fouillis et commençons à sérier les problématiques.
Durée et date de départ
Nous sommes au mois de décembre 2017 et nous convenons vite qu'un départ à l'été 2018 sera difficile à préparer : acheter le bateau, le préparer à la navigation hauturière, faire les formations nécessaires (radiotéléphonie, sécurité, mécanique et autres). Ces prérequis nous prendront une bonne année.
À contrecœur, nous admettons qu'un départ avant l'été 2019 paraît inenvisageable. Alors va pour juillet 2019 ! Pas plus tard non plus, parce que nos enfants grandissent et si nous nous sentons les épaules suffisamment larges pour soutenir Hélion dans sa classe de seconde, nous sommes beaucoup moins confiants dans nos capacités à l'accompagner l'année suivante. D'autre part, prévoir un départ dans deux ans et demi n'est pas compatible avec notre impatience. Et nous bornons notre voyage par les deux étés 2019 et 2020 afin qu'une seule année scolaire soit concernée.
Le parcours
Un rapide calcul nous amène à limiter notre périple à une distance maximale de 15 000 milles. En effet, si on veut naviguer en moyenne un jour sur trois, nous ne pouvons pas envisager un trajet plus long. Nous voulons aussi revenir avec le bateau, il faut donc faire une boucle. Et 15 000 milles, c'est une transat aller-retour. Les 18 000 milles requis pour contourner l'Amérique du Sud nous paraissent ambitieux en un an, avec des vitesses moyennes que nous estimons plus faibles. Quant à rester en Méditerranée, ce serait certainement passionnant, mais rude en hiver.
Bien sûr, nous affinerons les escales, mais la décision du parcours a été assez rapide !
Premiers soutiens
Nous prévenons quelques personnes de notre entourage proche. Si certains ne sont pas persuadés que nous irons au bout du projet, ils ont la délicatesse de ne pas le laisser transparaître. Nos bons amis, eux, se réjouissent pour nous. Alors que nous craignions des regards de travers et des moues consternées, cet accueil positif est pour nous un merveilleux soulagement et nous rajoute un piment excitant : il ancre notre décision et prévient de potentielles velléités de faire machine arrière.
Enfin, je préviens mon employeur qu'il va devoir se passer de moi pendant un an. À mon grand désespoir, il accueille ma décision avec étonnement, mais sans manifester ni regret, ni inquiétude. Belle leçon pour moi qui me croyait indispensable !
Du petit matin jusqu'au soir, Léopoldine et moi parlons entre nous de notre projet. Nos rêves prennent des reflets bleus, le ciel gris est bleu, notre café du matin est bleu. Nous nous berçons dans la douce inconscience de toutes les difficultés auxquelles nous allons devoir faire face. Mais pas à pas, nous parvenons à attraper quelques fils de cette pelote inextricable et commençons à les tirer. Nous progressons.