À l'aube du 20e siècle, les canots de sauvetage en bois, embarcations ouvertes, fragiles et mal adaptées aux conditions extrêmes, ne résistaient pas aux assauts de l'Atlantique Nord. Convaincu qu'une alternative plus sûre existait, Ole Brude, ingénieur et marin norvégien, fait construire en 1904 un canot insubmersible hermétiquement fermé avec lequel il souhaite accomplir une traversée de l'Atlantique en compagnie de trois autres membres d'équipage. Malgré le scepticisme général, cette navigation marquera l'histoire du sauvetage maritime. Voici son histoire.
Une idée née d'un naufrage évité de justesse
Né en 1880 à Alesund, sur la côte ouest de la Norvège, Ole Brude passe une partie de son enfance aux États-Unis avant de revenir en Europe. Là, il s'engage comme matelot à bord de l'Athalie, un vapeur marchand opérant entre l'Amérique et le Vieux Continent. Ce n'est qu'au cours d'une traversée en 1898 qu'il prend pleinement conscience du danger que représentent les canots de sauvetage traditionnels.
De cette époque, Brude racontera : ''En 1898, j'étais alors matelot. Près de Terre-Neuve, nous avons essuyé une tempête terrible nous laissant au bord du naufrage. La chaloupe de sauvetage avait été mise en pièces par les lames dévastant le pont, nous privant de toute chance de survie. J'en ai fait des cauchemars pendant des nuits, tout en réfléchissant à ce que pourrait être un canot de sauvetage sûr et fiable. Débarqué au printemps de cette année-là, l'idée de ce bateau m'a poursuivi et j'ai décidé de faire une tentative pour le réaliser. J'ai dessiné quelques esquisses et, vers Noël, mes premiers plans étaient tracés.''
C'est cette expérience traumatisante qui va alors inspirer Ole Brude à se lancer dans un projet visionnaire. Animé par la conviction qu'une alternative plus sûre existait, il commence à travailler sur un prototype radicalement différent des canots de sauvetage en bois traditionnels. Il s'inspire des coques métalliques des navires pour concevoir un canot totalement fermé, insubmersible et capable de résister aux pires tempêtes. Un canot de sauvetage fiable, capable de sauver des vies en haute mer, même dans les conditions les plus extrêmes.
Uræd : un prototype pensé pour la survie
Après avoir intégré l'école d'hydrographie d'Haugesund, Ole Brude peaufine son projet qui aboutira à la construction d'Uræd, un canot aux caractéristiques inédites. Au début de l'année 1904, il en confie la construction à l'atelier Alesund Mek Værksted & Slipanlæge.
Long de 5,48 m et d'un "diamètre" de 2,43 m au maître-bau, cette embarcation ovoïde est réalisée en tôles d'acier rivetées de 4 millimètres d'épaisseur. La coque dispose d'un double fond dans lequel est intégré un lest qui assure la stabilité de l'embarcation. De même, sa forme particulière lui confère une résistance exceptionnelle au chavirage tout en amortissant les impacts des vagues tandis qu'un liston robuste tout autour du bateau sert à le protéger des collisions. Équipé d'un mât rabattable et d'une voile aurique, Uræd est conçu pour naviguer à la voile. En cas de calme plat, il peut également être manœuvré à l'aide d'avirons. Le canot est également pourvu d'un kiosque d'observation équipé de 4 hublots qui donnent une visibilité réduite mais nécessaire en navigation. L'accès à l'intérieur se fait par deux panneaux étanches situés à l'avant et à l'arrière, ne dépassant pas 60 centimètres de diamètre.

L'intérieur du canot est conçu de manière optimale pour l'utilité avec un banc elliptique continu traversant toute l'embarcation. Ce dernier est cloisonné pour permettre un rangement dédié à l'eau et à la nourriture, et comprend également un WC équipé d'une pompe intégrée. Des aérateurs installés à l'avant et sur les côtés garantissent une bonne circulation de l'air. En situation d'urgence, où le temps manquerait pour mettre le canot à l'eau de manière classique, il suffit de couper les amarres et de se précipiter à bord. Les ouvertures sont alors rapidement fermées et l'attente commence. Le canot peut ainsi être lâché de très haut. En cas de naufrage, il coule brièvement avec l'ensemble du navire avant de refaire surface en flottant.

Uræd est ainsi conçu pour répondre aux besoins spécifiques d'un bateau de secours permettant l'accueil d'une quarantaine de personne. Pour un modèle destiné au transport commercial, Brude imagine une version plus petite de 14 pieds capable de transporter entre 25 et 30 passagers. À l'époque, les canots ouverts en bois sont la norme et le concept d'un canot hermétiquement fermé en acier semble farfelu. Les autorités maritimes et les armateurs restent sceptiques. Pour prouver l'efficacité de son invention, Ole Brude prend une décision : traverser l'Atlantique à bord de son prototype.

Une mise à l'épreuve sur une traversée de l'Atlantique
Le 7 août 1904, Ole Brude et trois compagnons, Karl Hagevik, Iver Thoresen et Lars Madsen, quittent Alesund direction l'Amérique. Embarqués avec des provisions pour 6 mois et des instruments de navigation rudimentaires, ils s'apprêtent à tester l'invention révolutionnaire.

3 jours après leur départ, leur arrivée aux Shetland fait sensation. Le canot, surnommé ''L'œuf de la mariée'', ne passe pas inaperçu.

En démontrant la flottabilité du canot et en validant son potentiel à sauver des vies, l'équipage aurait pu estimer avoir atteint son objectif initial. Toutefois, Ole Brude n'avait pas l'intention de s'arrêter là. Le véritable défi était la traversée de l'Atlantique. Son plan : garantir une visibilité maximale en exposant son canot à l'Exposition universelle de Saint-Louis, dans l'État du Missouri, prévue du 30 avril au 1er décembre 1904. Cet événement revêtait une importance particulière car un prix d'un million de francs-or y était offert par la France à l'inventeur présentant un modèle de canot de sauvetage véritablement novateur.

Motivé par cette récompense, l'équipage reprend la mer. Dès les premiers jours de navigation, il est confronté à des conditions difficiles. Muni d'un sextant et d'une boussole, le capitaine Thoresen se dirige au nord pour éviter que le courant du Gulf Stream ne les ramène vers la Norvège. Dans le nord, le froid est intense. La petite embarcation, ballottée par la houle, continue néanmoins à tenir bon. À l'abri des embruns et du vent glacial de l'Atlantique Nord, les marins prennent conscience de l'avantage de leur capsule en acier : ils restent au sec, un luxe inestimable pour des naufragés en pleine mer.
À bord, l'espace est confiné. 4 adultes dans seulement 14 mètres carrés, une lumière tamisée par les lampes à huile, et l'air vicié à l'intérieur. Chaque semaine, la situation se détériore davantage. L'intérieur de l'œuf commence à geler, ce qui rend l'atmosphère encore plus pénible. Les tempêtes ne cessent de se succéder. Un ouragan violent et une mer déchaînée menacent leur avancée. Le baromètre continue de chuter et le mât se casse, avant d'être finalement réparé en mer. "Les tempêtes font rage avec de violentes chutes de grêle. Je suis assis, le cœur dans la gorge, pour chaque mer qui se brise sur nous. J'ai peur que le mât se brise à nouveau", écrit le capitaine Iver Thoresen dans son journal.
Plus de 2 mois se sont écoulés et il reste encore 2 mois avant la fermeture de l'Exposition universelle. Les épreuves s'accumulent. Brude, gravement blessé après une chute dans la mer, n'a aucun médicament à bord. Les conditions sanitaires sont déplorables et ce dernier subit des douleurs abdominales. Les toilettes à pompe finissent vite encombrées. "Nous sommes mouillés et gelés, alors nous claquons des dents. Tout est mouillé. Nulle part où aller. Reste simplement silencieux. Nuit noire dehors", témoigne encore le capitaine Thoresen, résigné face à l'ampleur des difficultés.

Pour lui, cette traversée devient de plus en plus éprouvante. Hallucinations et épuisement envahissent son esprit. Un journal avec une toute nouvelle équipe fait son apparition : Jim, Jack et Paddy. "Jim a soulevé le couvercle. Les pois sont vivants et ont tous commencé à pousser. (...) Paddy a dit qu'il y avait du mercure liquide dans le pot. Cela a fait sauter les pois. Cela nous a bien fait rire. Nous avons décidé de laisser les pois sauter par-dessus bord", note-t-il dans son carnet de bord. Thoresen, peut-être empoisonné par les aliments en conserve ou par des boules de mercure censées éloigner les poux des vêtement, est pourtant le seul à bord capable de naviguer avec précision.
Enfin, après 3 mois de souffrance et de lutte contre les éléments, la terre apparaît à l'horizon. En décembre 1904, ''L'œuf de la mariée'' échoue sur les rivages de Gloucester au nord de Boston, dans le Massachusetts. Les 4 Norvégiens ont survécu à l'une des traversées les plus ardues de l'Atlantique. L'objectif est atteint : leur canot de sauvetage, éprouvé dans des conditions extrêmes, a prouvé sa solidité et son efficacité.

Un impact limité mais une idée précurseur
Ce fut un revirement radical. Hébergé à l'hôtel à la mode Atlantic House, Ole Brude et son équipage vécurent plusieurs jours comme des véritables superstars. Ils fréquentèrent des dîners élégants, buvaient du champagne et étaient admirés par les femmes de la haute société.
L'Exposition universelle était désormais terminée. L'objectif initial de traverser l'Atlantique en 3 mois avait été largement dépassé : ils en avaient mis 5. Le prix d'une valeur de 40 millions de couronnes ne fut jamais attribué. Le temps passa et le propriétaire de l'hôtel demanda que l'œuf soit retiré car il ne s'agissait pas d'une marina.

Puis un jour, Ole Brude disparut. L'équipage, n'ayant plus un sou, fut contraint de laisser d'autres régler les frais. En guise de consolation, Ole Brude avait reçu un vase français, un prix bien dérisoire en comparaison des millions qu'il espérait remporter. De retour à Alesund, il n'abandonna pas. Il fonda la Bride's Lifeboat Company et obtint des brevets à travers le monde. Malgré l'attention médiatique qui lui avait été portée, les canots fermés en acier peinaient à s'imposer. L'industrie maritime restait attachée aux modèles traditionnels et les mentalités évoluaient lentement. Ole Brude entreprit une tournée à travers l'Europe pour promouvoir son concept.

Ce n'est que plusieurs décennies plus tard que son idée fut pleinement adoptée. 22 sisterships furent construits, dont certains sauvèrent des vies lors de naufrages. Durant la Première Guerre mondiale par exemple, un de ces canots sauva 26 personnes après une attaque à la torpille allemande.
Suite au naufrage du Titanic qui fit 1 500 victimes en 1912, la compagnie Brude adressa ses condoléances à la White Star Line tout en mettant en avant ses canots de sauvetage. La réponse, bien que polie, fut décourageante. Les responsables de la compagnie maritime considéraient que la décision des canots de sauvetage revenait exclusivement aux chantiers navals.

Une réplique du Uræd est désormais exposée à Alesund en hommage à l'ingéniosité et au courage de Brude et de son équipage. Le musée de la ville veille également sur sa tombe.


Bien que Brude n'ait pas connu le succès escompté de son vivant dans la construction de ses canots de sauvetage, ce n'est qu'en 1978 que les modèles fermés devinrent obligatoires.
