Lorsque Margot Sib photographie les immensités glacées du Grand Nord et de l'Antarctique, elle ne cherche pas seulement à capturer des paysages spectaculaires. Son travail est avant tout un témoignage de la transformation de ces territoires ; un appel, que l'on ne se lassera pas de rabâcher, à prendre conscience de leur fragilité face au réchauffement climatique. Par ses images, elle dévoile les profondeurs d'un monde en mutation. Pour la photoreporter qui est aussi guide naturaliste, chaque cliché devient une mission : celle de sensibiliser à la préservation de ces zones extrêmes. Dans ce dernier volet de notre reportage, Margot Sib nous livre son approche artistique et sa démarche photographique tout en soulignant l'enjeu environnemental qui guide son travail à travers ses expéditions polaires à bord des bateaux Ponant.

Comment captures-tu l'instant dans un environnement aussi imprévisible que le Grand Nord ou l'Antarctique ?
Michel Gunther, le photographe avec qui j'ai bossé, m'a tout appris techniquement. C'était un très bon coach et il m'a toujours donné une règle que j'ai essayé d'appliquer : celle de connaître son sujet avant de le photographier. Il me disait : ''Je t'interdis d'aller photographier une zone ou un animal si tu ne le connais pas''. Étudier les modes de communication, de fonctionnement, de reproduction, leur manière de vivre, était important pour lui. C'est maintenant aussi ma ligne directrice pour les animaux.
Et pour les paysages, c'est plutôt à l'instinct. Je regarde ce qui se passe dans mon boîtier, je zoome, je dé-zoom, je teste, je cherche. Des fois, c'est un peu plus complexe parce que quand tu es en semi-rigide, tu ne dépends pas de ton propre déplacement. J'essaie de fonctionner maintenant de plus en plus comme si j'étais en argentique, comme si je n'avais droit qu'à une seule image. Donc je réfléchis beaucoup plus à ce que je vais faire. Parfois, j'ai aussi juste envie d'enlever mon œil de la lentille pour vivre des moments rares et intenses.
Sur l'eau, quand tu rencontres des baleines à bosse en liberté, tu les prends en photo au début parce que c'est ton premier réflexe et qu'il faut que tu aies une image de ça. Et puis, si elles restent un peu, si elles sont curieuses, si elles semblent apprécier le moment, je pose l'appareil pour m'imprégner de l'instant. Il faut dire qu'avoir l'appareil, mettre ton œil dans l'œilleton, c'est un très très bon filtre pour ne pas être prise d'empathie ou se faire déborder par des émotions positives ou négatives ; les reporters de guerre te le diront.

Lorsque tu photographies la glace et les icebergs, les perçois-tu comme des œuvres d'art en perpétuel mouvement ?
Complètement, et il n'y a que l'approche par bateau qui peut permettre ça... Avec le semi-rigide, tu t'approches petit à petit de l'iceberg et tu vois qu'il y a du potentiel. D'abord je suis en grand angle et je passe au téléobjectif. Et là, je rentre dedans, dans l'iceberg. J'en ai photographié qui étaient autant ensoleillés que dans l'ombre et du coup, les couleurs ressortaient ; des nuances de bleu, c'était somptueux ! Ça paraît presque irréaliste.



Avec le soleil, la glace peut aussi suinter ce qui donne l'impression que tu es dans un désert de glace. Comme une dune qui s'élève devant toi.

Connais-tu les protocoles mis en place par la compagnie Ponant pour minimiser l'impact environnemental des explorations ?
Ponant fait du yachting de croisière, mais avec des petits bateaux d'environ 200 passagers.


Nous avons le label Green Ship. Par exemple, on utilise l'eau une première fois, puis on la recycle et on la réutilise pour nettoyer les ponts ou pour la laverie avant qu'elle ne devienne inutilisable. On trie tout. Je n'ai jamais fait autant de tri que sur ce bateau. Il y a une poubelle pour chaque type de déchet : nourriture, carton, verre, papier. Les consignes sont très strictes. Je trouve ça vraiment bien d'ailleurs.
Chaque année, on doit aussi tous passer par un questionnaire obligatoire pour être certain de bien connaître la réglementation. C'est un processus qui garantit non seulement notre conformité mais aussi notre capacité à évoluer dans ces environnements sensibles tout en respectant les règles établies. L'interaction avec la faune, notamment l'ours polaire, est l'un des moments les plus marquants lors des expéditions en Arctique. Son regard, perçant et inaltérable, et sa rapidité à parcourir le terrain en font un prédateur redoutable.
Pourtant, les rencontres avec ces animaux restent un privilège que l'on aborde avec prudence. Un respect profond de leur environnement naturel, guidé par des règles strictes imposées par des associations de régulation telles qu'AECO en Arctique ou IAATO en Antarctique, permet d'éviter les risques tout en permettant une observation de ces majestueux prédateurs dans leur habitat.

En mer, les règles de sécurité sont également rigoureusement appliquées, notamment lors des déplacements en semi-rigides. Le respect des distances minimales vis-à-vis des animaux garantit des rencontres sereines. De manière générale, l'observation des grands prédateurs marins et terrestres procure une forme d'émotion incomparable ; un sentiment d'humilité et de petitesse. Que ce soit les orques ou les aigles pêcheurs, ces rencontres permettent de saisir la majesté de la nature sauvage non comme une scène figée dans un enclos mais comme un spectacle vivant, évolutif. En ce sens, les photos d'animaux et de paysages arctiques prennent une dimension qui, pour moi, va bien au-delà de la simple représentation pour se transformer en art.
Partager ces instants de communion avec la nature, que ce soit avec les passagers, l'équipage, ou à mon retour, renforce la prise de conscience de l'importance de protéger ces territoires fragiles et d'encourager une approche éthique et réfléchie des navigations aux latitudes polaires.

Et toi, comment tu vis le paradoxe entre la nécessité de faire découvrir ces merveilles par bateau pour mieux les protéger, et le risque d'un tourisme nautique envahissant ?
C'est compliqué. On fait découvrir des choses exceptionnelles aux passagers. L'Antarctique, par exemple, c'est souvent le voyage d'une vie. Les gens n'y vont qu'une seule fois et en ressortent tellement émerveillés. Les guides naturalistes y jouent un rôle clé en sensibilisant les passagers à la faune, à la flore et à l'environnement. Ils donnent des conférences sur des sujets variés, même sur les déchets, le microplastique...
Ce n'est pas le cas sur tous les bateaux de croisière, et encore moins dans tous les voyages. Je trouve ça très positif car cela permet de sensibiliser une population aisée, financièrement parlant, à ces enjeux environnementaux. Et cette population peut avoir un réel impact par la suite. Si on réussit à les sensibiliser et à leur faire comprendre l'importance de la préservation de l'environnement, ce sont eux qui, ensuite, pourront financer des associations luttant contre le plastique, la surpêche...
On sensibilise aussi énormément au fait qu'il ne faut pas toucher les coraux. Par bateaux, on approche lentement des récifs. Les passagers n'ont pas le droit d'aller où ils veulent, quand ils veulent. Alors, si à la fin de leur séjour nos passagers débarquent avec plus de connaissances et que potentiellement une petite graine germe dans leur tête pour dire : "Et si je donnais à telle association pour aider à la protection de l'environnement ? ", nous, on y gagne ! Après en avoir parlé avec de nombreux passagers, c'est en tout cas comme ça que je le ressens.


Si on t'invitait sur un voilier sans ton appareil photo, est-ce que tu irais?
Si c'est un endroit que je ne connais pas, je ne pourrais pas. Pour un endroit reculé, surtout en bateau, je sais qu'il sera plus compliqué de prendre des photos. Pourtant, je ne pourrais pas partir sans mon appareil. Je ne pars jamais sans mes jumelles ni mon appareil photo ! On m'a récemment dit que mon appareil photo était, au final, comme un prolongement de mon corps et de mon cœur. Cela résume parfaitement la relation que j'entretiens avec la photographie. J'essaie toujours de montrer la beauté de ce que je vois, et cela vient du cœur. Je ne veux pas avoir de regrets. Alors je préférerai monter à bord avec mon appareil et ne pas prendre de photo, plutôt que de risquer de ne pas voir cette image que j'aurais aimé immortaliser.


Le témoignage de Margot Sib nous rappelle ainsi que les bateaux, véritables passerelles vers des territoires isolés, sont les seuls à offrir l'opportunité de capturer des clichés d'une rare intensité. C'est dans cet univers où règnent la rigueur et l'immensité que la photoreporter embarquée a su immortaliser la beauté brute de terres vierges. Dans ce contexte, la mer devient un lien fondamental entre l'artiste et la nature, un vecteur essentiel pour révéler au monde la splendeur de ces territoires sauvages souvent fragiles.