"Ah ça c'est un Écume de Mer ! Des chantiers Mallard !", nous lance un plaisancier en passant devant notre bateau. Je suis toujours étonnée que ce voilier soit encore si populaire : 55 ans après son apparition, on le reconnaît, on le salue, et on le célèbre même sur une page Facebook "Écume de Mer Mallard - World" dont les 1400 membres français, anglais ou même espagnols, partagent leur passion pour les 1385 exemplaires de ce voilier qui a connu son heure de gloire quand il a été sélectionné pour être le premier bateau monotype du Tour de France à la voile en 1978. "Oui c'est un Écume de Mer, et en plus on nous l'a donné !" dis-je toujours avec fierté, alors que nous n'y sommes pour rien, nous avons juste eu beaucoup de chance.
Un premier Écume de Mer pour essayer
Jean et moi nous sommes connus aux Glénans en 2012, et 3 ans après notre rencontre à Paimpol, nous nous installons sur la presqu'île de Crozon pour vivre d'amour et d'eau salée et faire pousser nos enfants au grand air. Nous rêvons de les promener en bateau. À la naissance de notre aîné Amaury en 2015, nous achetons un Écume de Mer à un copain, pour 2500 €. Nous voilà les heureux, et naïfs, propriétaires de "Sir Jonathan Livingstone" que nous rebaptisons "Jojo".
La "fausse" bonne affaire
Nous pensions faire une belle affaire, mais le bateau nécessite des travaux, qu'entre les couches de nos enfants et nos vies professionnelles à cent à l'heure, nous ne trouvons jamais le temps de faire. Après quelques sorties pour la forme, "Jojo" s'échoue dans le jardin d'un copain en plein centre-ville de Crozon.
7 ans, deux enfants et une maison plus tard, mon mari Jean trouve l'énergie et le temps de retaper "Jojo". En 2022, lors d'une soirée bien arrosée célébrant l'EVG d'un copain, il parle de son projet de le remettre en état pour enfin faire découvrir les joies de la navigation à notre épuisante progéniture qu'une légère brise et un peu de mer suffiront à endormir pour de longues heures, espérons-nous !
Déshabiller Pierre pour habiller Paul
Il se trouve que Baptiste, ami du futur marié, patron d'un chantier naval sur la Rance, a dans son cheptel de bateaux à déconstruire, un "Écume de Mer" pas trop dégoûtant, prêt à partir à la casse. Baptiste propose à Jean de déshabiller Pierre pour habiller Paul. La messe est dite, et Jean part quelques jours plus tard au Minihic-sur-Rance pour vider et désosser le bateau avant son inhumation.
Pas si pourri que ça
En examinant la bête, Jean s'aperçoit que son œil est encore vif, et son poil, luisant. Dormant sur son ber, "Sea sea", l'Écume de Mer qu'il s'apprête à dépouiller n'est pas prêt pour la mise en bière et se trouve dans un bien meilleur état que "Jojo".
Il m'envoie quelques photos avec son smartphone low cost en disant qu'il veut demander au propriétaire de "Sea Sea" de lui donner au lieu de le jeter dans les griffes d'un incinérateur. Je sens son cœur battre à travers la 4G, et malgré la qualité médiocre des images, il n'y a pas photo, "Sea Sea" est beaucoup plus joli que "Jojo", prendra mille fois moins de temps à réparer, et nous mettra plus tôt sur l'eau !
Un changement de main rapide
Jean demande à Baptiste la permission de contacter le propriétaire pour lui demander la main de "Sea Sea". Permission accordée. Jean téléphone au propriétaire de "Sea Sea" pour lui demander la permission d'adopter "Sea Sea", permission accordée. Les papiers sont faits, la cession est actée, et voilà Jean et Yannick qui s'affairent pendant 2 semaines au chantier pour préparer notre deuxième Écume de Mer à rejoindre la presqu'île et son nouveau port d'attache, Morgat.
Yannick est un capitaine de 60 ans rencontré aux Glénans. Il est l'équipier de tous les projets fous : il est lui-même l'heureux, et naïf, propriétaire d'une goélette de 20 mètres qu'on lui a donnée pour 1 € symbolique il y a 15 ans, et qui n'a toujours pas quitté la terre depuis. Il a donc à cœur de nous faire enfin toucher la mer.
Chantier et convoyage
Après 2 semaines de carénage, vérifications mécaniques, armement et préparation du bateau pour la grande traversée de la Manche à l'Iroise, le petit Yannick et le grand Jean partent pour 3 jours de mer à 2, sans pilote automatique. À la maison j'ai la meilleure excuse du monde pour expliquer l'absence de leur père à nos enfants : "Papa prépare et ramène un bateau qu'on lui a donné, elle n'est pas belle la vie ?" Et enfin par une des dernières chaudes journées de juin, nos enfants courent surexcités sur le ponton pour accueillir "Sea Sea" et son précieux équipage.
Tout s'est fait incroyablement vite, et nous remercierons toujours notre ami de s'être marié, car sans cet EVG, rien de tout cela ne serait arrivé. Nous remercierons toujours aussi Baptiste, patron du chantier naval du Mihinic-sur-Rance, sans qui rien n'aurait été possible, et enfin nous sommes entièrement reconnaissants envers le propriétaire du bateau qui a accepté de nous le donner.
Un Écume de Mer oui, mais pas 2 !
Nous ne pouvons pas garder ces 2 Écumes de Mer, donc "Jojo" a dû nous quitter. Nous avons gardé son moteur pour remplacer les pièces de celui de "Sea Sea", si elles venaient à manquer, quelques éléments d'accastillage et d'armement, et lui avons fait nos adieux avant sa dernière traversée pour "l'eau-delà", assurée, à l'époque en juin 2022, par les Recycleurs Bretons.