12 Questions pour s'interroger sur les collisions entre voiliers de course et cétacés

Kito de Pavant est un des rares marins à avoir concédé avoir heurté un cachalot

Le collectif La Vague, qui réfléchit à la transition de la course au large, et plusieurs associations environnementales, publient une tribune sous forme de 12 questions, autour de la cohabitation entre voiliers de course et cétacés. Une contribution intéressante dans un débat qui agite alors que l'Arkea Ultim Challenge est marqué par les casses d'appendice dont les justifications sont vite expédiées.

Engagé depuis plusieurs années autour de la prise de conscience environnementale et écologique du monde la course au large, le collectif La Vague s'est associé à Véronique et François Sarano de l'association Longitude 181, au Fonds international pour la protection des animaux (IFAW France) et à WWF France pour apporter des réponses aux questionnements des marins, plaisanciers et observateurs sur les collisions entre bateaux et cétacés. Alors que les trimarans Ultim ont concédé plusieurs collisions avec des OFNI, possiblement des baleines sur le tour du monde Arkea Ultim Challenge, les interactions néfastes de voiliers toujours plus rapides sur la faune marine revient sur le devant de la table. En 12 questions, les auteurs de la tribune exposent leurs arguments et des pistes de solution.

La course au large peut-elle ralentir ? L'évolution des bateaux et des mentalités vont-elles de pair ? Voici en 12 points la tribune de la Vague.

"Une omerta, vraiment ?"

S'il n'y avait pas d'omerta, les équipes en parleraient ouvertement et ne chercheraient pas à cacher la diffusion d'images. En off, sur d'autres courses passées, des équipes reconnaissent avoir retrouvé un morceau de cétacé sur un voile de quille, ou carrément un cétacé encastré sur un foil. Étant donné que l'on veut garder une image propre et que les sponsors ne veulent pas être associés à cette image-là, on n'en parle pas : il y a donc une omerta.

" Il y a toujours eu et il y aura toujours des collisions"

Par le passé, il y avait moins de collisions car les bateaux étaient moins rapides et ratissaient moins de surface. Les études sur les navires commerciaux indiquent qu'entre 10 et 15 nœuds de vitesse, la probabilité de tuer des cétacés augmente dramatiquement (Vanderlaan & Taggart, 2007). Des travaux sont en cours pour adapter ces prédictions aux voiliers de course.

La surface ratissée avec les foils est une problématique partagée par plusieurs classes de bateaux de course (Ultimes et IMOCAs principalement). Cette surface a par exemple été multipliée par 5 si l'on compare un trimaran Ultim de 2023 à un trimaran Ultim de 2015 car les foils deviennent de plus en plus grand.

"Les cétacés peuvent entendre à des kilomètres et anticiper les bateaux"

Les baleines vivent dans l'océan depuis des millions d'années, or l'apparition des bateaux à voile et à moteur rapides est relativement récente. Elles n'ont ainsi pas pu bénéficier du temps d'évolution et d'adaptation nécessaire pour développer une réponse comportementale à l'apparition de ces nouvelles menaces.

Donc non, les foilers sont tellement rapides que les cétacés n'ont pas la possibilité de les voir ou entendre arriver.

"La technologie va régler le problème"

C'est une fuite en avant totale. Attendre une technologie pour résoudre un problème issu d'une première technologie est un engrenage délétère. Le radar Oscar (visant à détecter les objets flottants) est en cours de développement, il peut aider dans certaines solutions, mais cela prend du temps et ne sera jamais 100% efficace. Les résultats sont très limités à vitesse élevée pour la détection d'un objet ou d'un animal immergé proche. Il serait tout bonnement plus simple de ralentir les bateaux.

Quant aux pingers, leur effet répulsif n'est pas garanti, selon les spécialistes en bio-acoustique. De plus, un pinger peut agir différemment d'une espèce à l'autre.
Ils traduisent également une vision anthropocentrée du monde, comme si la mer appartenait uniquement aux humains. Nous ratissons l'espace de vie des baleines avec de gigantesques lames de rasoir. Ajouter des pingers, cela reviendrait à crier très fort tout en continuant à ratisser leur espace de vie avec ces lames de rasoir. Est-ce vraiment une solution souhaitable ?

"Ce n'est pas la course au large qui tue le plus de baleines"

Argument classique de l'inaction, ça s'appelle le whataboutisme. Il y a pire ailleurs, donc, ce n'est pas à moi de changer. Parmi les cétacés, chaque individu compte. Des espèces sont encore en grand danger d'extinction.

Avec un nombre de bateaux sur l'eau en hausse constante, une pollution sonore accrue qui perturbe les déplacements, l'acidification de l'océan, les pollutions chimiques, les ressources d'alimentation qui se raréfient, et la surpêche, il est aisé de comprendre que la pression anthropique est terrible sur les cétacés. Il faut tout faire, partout, à toutes les échelles, pour protéger ces espèces.

Les collisions avec les navires représentent la première source de mortalité non-naturelle des cétacés, et pourtant elle est presque invisible : la plupart du temps les corps des animaux coulent au fond de l'océan. La médiatisation de la course au large, et la visibilité des accidents entre voiliers de course et animaux marins, nous aide donc à prendre conscience de l'ampleur du phénomène. Car les 60 000 cargos qui sillonnent les océans sont responsables d'hécatombes et de la raréfaction de certaines espèces. On peut aussi s'inspirer des solutions déployées en Nouvelle-Zélande ou en Amérique du nord, où la limitation de la vitesse des navires commerciaux a permis de sauver de l'extinction plusieurs populations de baleines.

"Les skippers peuvent-ils voir si la collision s'est faite avec un cétacé ?"

Bien évidemment, ni un skipper, ni un sponsor, ni un organisateur de course n'a envie d'avoir une collision. Ça brise une vie animale, ça stoppe une course.

Les cockpits sont de plus en plus fermés. Et très souvent, c'est après le choc, en regardant le sillage, que l'on peut éventuellement comprendre l'origine du choc. Les organisations de course imposent désormais de signaler toute collision ou rencontre avec un cétacé. Mais comme dit précédemment, personne ne veut être associé à ces tragédies. Une expertise lors de la sortie d'eau du bateau pourrait en revanche permettre de mieux établir la nature de la collision. Des morceaux de peau sont parfois retrouvés, dans d'autres cas, les éclats et dommages sur le bateau peuvent indiquer la nature des objets ou organismes percutés

"Il y a plus de risques de collisions avec des macro-déchets qu'avec des cétacés"

Bien que des chiffres absolus soient difficiles à obtenir, il semble que la grande majorité des collisions en mer le soit avec des animaux marins, dont des cétacés. Les observations scientifiques vont dans ce sens, et les navigantes et navigants de La Vague font le même constat dans leurs expériences de navigation. Croiser des macro-déchets type container ou bille de bois au milieu de l'océan est rare. On entend d'ailleurs très souvent des témoignages de marins qui croisent des baleines, et jamais de témoignages concernant des containers.

Et encore une fois, si la vitesse n'était pas aussi élevée et si les bateaux étaient plus robustes, taper un morceau de bois ne devrait pas casser un bateau.

"Si on écoute les écolos, la course au large doit s'arrêter, laissez nous rêver !"

Et si on inversait le paradigme ? Si notre rêve, c'est d'avoir encore des baleines dans l'océan. Ce sont ces bateaux trop rapides qui nous dérangent. La liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres. Et nous allons, nous humains, beaucoup trop loin à l'encontre de la liberté de vie des espèces océaniques.

"Il faut arrêter de s'acharner sur la course au large et les skippers"

Parce qu'ils sont médiatisés, les skippers et les courses ont la responsabilité morale de l'honnêteté et de la transparence. Au public et aux sponsors de juger ensuite si la course au large est sur la bonne voie.

Imaginez-vous un Paris-Dakar avec 30% des participants tuant éléphants et girafes pendant leur parcours ? Cela serait inconcevable. La différence, c'est qu'en mer les choses sont moins visibles.

Notre société évolue, grandit, et aujourd'hui dans tous les domaines (écologie, féminisme, social), certains comportements ne sont plus acceptés.

En demandant de la transparence, nous n'attaquons ni une équipe ni un skipper en particulier. C'est l'ensemble du milieu de la course au large qui est collectivement responsable de ces collisions.

"Il y a déjà plein de baleines, une de plus ou une de moins ça ne changera pas la face du monde"

Les populations de baleines remontent très progressivement à leur niveau naturel, après avoir été quasiment éradiquées au début du XXème siècle par la chasse à la baleine. C'est la situation des années 1990 qui était très inquiétante.

Les baleines, dont certaines espèces sont protégées et leur destruction est interdite par la loi, sont nos alliées pour lutter contre le réchauffement climatique : une baleine séquestre 33 tonnes de CO2 par an, et cela pendant sa moyenne de 60 ans d'existence, soit 2 millions de tonnes de CO21. Plus grands mammifères marins, les baleines sont malgré tout connectées au microscopique plancton, et l'équilibre fragile de la chaîne alimentaire ne peut fonctionner sans elles. Les baleines disposent aussi d'une grande intelligence et de moyens de communication et de transmission évolués.

Grâce aux services écosystémiques qu'elles nous rendent, la valeur d'une baleine est estimée à 2 millions de dollars. Si l'idée de mettre une valeur sur la vie et l'existence d'un être vivant est questionnable, elle peut permettre une prise de conscience.

Et surtout, qui sommes-nous pour nous arroger un droit de vie ou de mort sur les baleines ?

Evolution du nombre de baleines tuées dans le monde entre 1950 et 2007
Evolution du nombre de baleines tuées dans le monde entre 1950 et 2007
Evolution du nombre de baleines bleues de 1875 à 2010.
Evolution du nombre de baleines bleues de 1875 à 2010.

"L'Arkea Ultim Challenge - Brest a mis en place des zones d'exclusions aux endroits où il y a de fortes concentrations en cétacés"

C'est une initiative positive. Pourtant les zones de protection ne peuvent que réduire le risque de façon probabiliste sur certains segments du parcours.

Les organisateurs de la course ont déployé toutes les solutions technologiques existantes pour réduire les collisions avec les organismes marins.

Mais on le voit bien : cela ne suffit pas. Certaines baleines remontent des pôles vers les eaux tropicales durant l'hiver, et elles traversent donc nécessairement les zones de course. Les "passages baleine" entre les zones de protection n'existent pas.

Sur un tour du monde à la voile, on croise obligatoirement plusieurs fois ces voies migratoires que l'on commence tout juste à mieux comprendre.

Carte de présence et déplacements de plusieurs espèces de baleines.
Carte de présence et déplacements de plusieurs espèces de baleines.

 "Qu'est-ce que vous proposez ?"

Naviguer aujourd'hui sur ces voiliers, ultimes ou autres, et à ces vitesses là, dans le lieu de vie des cétacés et autres grands animaux marins c'est jouer à la roulette russe. Ce n'est plus du sport. La cause première de ces collisions, c'est la course au culte du "toujours plus" : toujours plus vite, toujours plus grand.

Les solutions sont simples, pour la course au large océanique : limitation de la vitesse, limitation de la taille des foils et des voiliers. L'admiration du public nous oblige à être responsable, à être à la hauteur de l'image de courage et d'humilité incarnée par les navigatrices et navigateurs. Pour cela il faut mettre fin à l'omerta, prendre conscience de l'ampleur du problème. Notre sport n'est qu'un jeu, un divertissement, il ne justifie pas de porter atteinte aux animaux marins.

Nous demandons la transparence de la part des équipes de course, et qu'elles se donnent désormais les moyens de systématiquement déterminer l'origine des collisions.

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Philippe Jacques
Philippe Jacques
Article très très intéressant qui représente parfaitement bien la problématique du respect du vivant en général dans notre monde dit moderne et évolué où seuls la vitesse et la performance comptent, avec toujours en arrière plan l'argent et l'intérêt financier, tout en étant lucide sur la direction que prend l'humanité (ou l' inhumanité), merci pour cet article, il faudrait qu'il soit relayé des millions de fois
Professeur Woringer
Professeur Woringer
Toujours plus haut, toujours plus vite : à quoi cela sert-il de tourner plus vite autour de la terre ? Les hamsters dans leur tambour pourraient peut- être nous donner la réponse ... Qui gagne en vitesse ne gagne pas nécessairement en grandeur. Consultons Moitessier, Icare, et tentons de faire grandir notre esprit pollué par l'argent, car la planète est devenue un enfer pour les animaux !
Janique Bony
Janique Bony
"Il y a tellement de baleines, alors une de plus ou de moins..." Quelle honte, d'oser écrire cela... C'est de plus en plus insupportable, ce manque de considération permanent envers les animaux (entre autres)... Et ce qui est insupportable, aussi, c'est d' évoquer la loi. Mais la loi, non seulement ne résoud rien, mais de façon pernicieuse et volontaire (il ne faut pas être dupe), aggrave les choses, en refusant de prendre les mesures qui s'avèreraient indispensables dans ces cas-là. La légalité est malheureusement ra rement synonyme d'intégrité et de mo ralité dans notre pays. La preuve...
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