Gaëlle et Jérémy sont 2 trentenaires qui ont décidé de voyager en bateau. Néophytes en voile, ils ont pris des cours pendant 2 ans puis ont acheté Kerguelen, un Océanis 343 qu'ils préparent pour le grand départ.
Si la crise sanitaire ne les aide pas dans ces préparatifs, ils en profitent pour naviguer en Manche et parfaire leur formation. C'est au cours d'une sortie au large de Ouistreham que va se produire un accident qui aurait pu très mal tourner : un abordage avec un chalutier ! Gaëlle et Jérémy nous racontent la mésaventure.
Revenir sur cette histoire n'est pas un moment facile pour nous, mais il nous permet de montrer que la voile, ce n'est pas juste la belle vie, les apéros, le soleil, les cocotiers et plonger dans des lieux paradisiaques. À 5 mètres près, un chalutier de 30 tonnes coupait Kerguelen en deux. Littéralement. Et peut-être nous avec. Et grâce à ces 5 mètres qui nous sauvent, le chalutier n'a "que" percuté Kerguelen par l'arrière, pliant le portique (là où on voulait mettre nos panneaux solaires) et le rendant inutilisable.
Alors évidemment, vous vous demandez comment est-il possible qu'on nous percute nous, petit voilier de 10 mètres, dans une mer aussi grande ? Certains se demanderont pourquoi nous n'avons pas évité le chalutier (promis on l'a fait, sinon on ne serait peut-être plus là aujourd'hui). D'autres diront que le chalutier est prioritaire (ce n'est pas le cas, même si en mer c'est souvent celui qui a la plus grosse qui aura toujours "raison" au final - beh oui, le chalutier n'a rien senti). On vous laisse avec ce texte dans lequel nous écrivons une version pour les apprentis matelots (version simplifiée sans terme marin), et une version plus précise pour les voileux.
Version pour les "apprentis matelots"
Nous partons donc de Deauville vers 6h30 du matin. C'est tôt, mais la plupart des ports découvrent à marée basse le long de la côte normande : c'est-à-dire qu'il n'est plus possible d'accéder au port. Nous partons donc quand la marée le permet. Il fait beau, le lever de soleil est magnifique et nous naviguons avec Marc et Maryvonne qui eux sont sur leur Dufour 36.
Le vent souffle de sud-ouest avec juste ce qu'il faut pour avancer sans le moteur, à 3 nœuds (environ 6 km/h).
Rien à signaler sur le début de la navigation, mais devant Ouistreham nous remarquons deux chalutiers. Un qui arrive sur notre droite et qui rentre au port, puis un autre sur notre gauche qui lui sort du port. Un chalutier, ça ne va pas à la même vitesse qu'un voilier et ils sont chacun à environ 12 nœuds. Quatre fois plus vite que nous. C'est comme si vous rouliez en ville, et que des voitures arrivent de la droite et la gauche à 200 km/h. Dans ces cas-là, la théorie (enfin plutôt le RIPAM, le Règlement international pour prévenir les abordages en mer) veut que nous soyons un "navire privilégié" (les chalutiers sont à ce moment-là des bateaux à moteur, pas en action de pêche, et nous sommes à la voile, donc moins manœuvrants). En théorie, on pourrait donc aller tout droit et basta. Évidemment, si vous voulez traverser un passage piéton et qu'un 38 tonnes arrive plein pot, est-ce que vous traversez ? Moi non. C'est pareil pour nous sur le voilier : on passe toujours derrière les chalutiers, et lorsque nous traversons la Manche, nous passons trèèèèèès loin derrière les pétroliers et autres porte-conteneurs (même si dans ce cas là, ils sont largement prioritaires sur nous).
Nous montrons donc notre intention au premier chalutier de passer derrière lui et nous changeons un peu de cap. Il comprend, change très légèrement de cap et passe à bonne distance devant nous.
Comme nous avons changé légèrement de cap, nos instruments nous disent que nous allons maintenant être en collision avec le second chalutier qui vient de notre gauche. Nous reprenons notre cap initial, et nous faisons la même chose avec lui, nous lui indiquons notre intention de passer derrière lui.
C'est là que tout s'accélère. Il déboule à 10 ou 15 nœuds et on ne le voit pas changer de cap. Si l'on part encore plus sur la gauche, on se retrouve face au vent et on fera du sur-place, la pire situation qui puisse arriver, car nous ne serons plus manœuvrants. Si l'on part sur la droite, on se met devant lui. Plus il approche, plus on comprend qu'il n'y a personne au poste de pilotage, et plus on comprend que lui comme nous dérivons. En fait, on va rarement tout droit sur la mer. Le courant fait qu'on avance souvent en crabe et que les trajectoires sont plus dures à prévoir
Il n'est plus qu'à quelques centaines de mètres de nous, nous allumons le moteur sans même une seconde de préchauffage. Je mets plein gaz et nous nous servons de la corne de brume. Il n'est plus qu'à quelques dizaines de mètres de nous. Nous crions de toutes nos forces en espérant un hypothétique coup de barre de sa part - qui n'arrivera jamais.
Le choc est inévitable. Il est immense. Un bruit métallique nous transperce. Le voilier se met à tourner sur lui-même. Nous ne pouvons nous arrêter de crier. On imagine le pire : est-ce qu'un bout de la jupe arrière de Kerguelen a été arraché ? Est-ce qu'on prend l'eau ?
Je me précipite à la radio sur le canal 16 (celui où on entend généralement les MAYDAY) pour appeler "le chalutier qui vient de nous percuter". Aucune réponse. Le CROSS Jobourg (Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage) reçoit mon appel et me demande de passer sur le canal 68. Le CROSS (avec la SNSM - Société nationale de sauvetage en mer), ce sont un peu nos anges gardiens.
Toujours là pour répondre, toujours là pour nous aider. Pas de blessé à bord, on ne prend pas l'eau, le voilier peut naviguer, mais le portique arrière est plié. Deux minutes plus tard, une voix se fait entendre : "chalutier pour voilier, chalutier pour voilier". Il était donc là, le capitaine, à écouter nos échanges avec le CROSS (sinon il n'aurait pas atterri sur le canal 68). Il est "désolé", il était "dans la cuisine", il avait jeté un coup d'oeil avant d'y descendre, mais n'avait vu personne. Il faut pourtant savoir que nous sommes équipés d'un système émettant notre position en permanence, que les chalutiers le sont également, et qu'il était évident qu'il pouvait nous voir, aussi bien visuellement (nous étions toutes voiles dehors), qu'électroniquement.
Nous sommes évidemment choqués... mais en vie. Que se serait-il passé si ce chalutier de 30 tonnes était passé cinq mètres plus en avant, au niveau du mât, à une vitesse de 15 nœuds ? Un démâtage, c'est certain. Une voie d'eau, c'est probable.
Il nous reste plusieurs heures de navigation. Il faut remettre le voilier en marche. Nos amis Marc et Maryvonne, ayant entendu notre appel sur le canal 16, font demi-tour pour nous remonter le moral et nous escortent jusqu'à Port-en-Bessin où nous arriverons bien avant l'heure de l'écluse.
Les nuits qui suivent ne sont que cauchemars. Le film tourne en boucle dans nos têtes. On compte les heures, 2h du mat, 3h du mat, 4h du mat. Nous revoyons l'étrave de ce chalutier de 30 tonnes passer littéralement sur Kerguelen. Il m'aurait suffi de tendre le bras pour le toucher.
Les assurances vont maintenant prendre le relai. Le chalutier n'était pas prioritaire (ou plutôt privilégié selon les termes RIPAM), n'assurait aucune veille visuelle et aucune veille radio. Un expert va passer pour évaluer les dégâts (qui semblent contenus au niveau du portique et de la jupe arrière où nous avons de la peinture verte).
Depuis cet accident, il nous est arrivé d'allumer le moteur à plusieurs milles d'un bateau à moteur. Cette histoire laissera des traces, mais nous n'en serons que plus vigilants…
Version pour les voileux
À environ 4 milles devant Ouistreham, nous naviguons toutes voiles dehors au près/bon plein bâbord amure dans un vent de sud-sud-ouest de force 4 en suivant un cap au 273° (plein ouest). La visibilité est bonne. Nous croisons dans un premier temps un chalutier venant sur notre tribord et rentrant au port de Ouistreham. Nous lui indiquons nos intentions de passer par son arrière en abattant légèrement. Ce dernier comprend nos intentions, change légèrement de cap et passe par le devant de notre voilier. Nous reprenons ensuite notre cap au 273°. Nous croisons ensuite un chalutier qui quitte le port de Ouistreham et qui vient cette fois-ci sur notre bâbord. Le chalutier est au moteur et n'est pas en action de pêche. Nous sommes tous deux équipés de l'AIS. Nous lui indiquons notre intention de passer par son arrière en lofant. Nous nous retrouvons à cet instant au près serré et nous ne pouvons plus lofer. Nous n'abattons pas, car nous nous retrouverions devant le chalutier.
Le chalutier continue sa route à une vitesse d'environ 10 ou 15 nœuds. Nous nous rendons compte que personne n'est au poste de pilotage et que personne ne veille. Nous allumons le moteur et mettons plein gaz. Nous utilisons notre corne de brume en parallèle, sans effet. À cet instant, il est clair que nous ne parviendrons pas à passer par l'arrière du chalutier et j'estime que seul un passage par le devant du chalutier peut nous éviter une collision où le chalutier passerait sur le voilier. Nous passons devant le chalutier qui heurte notre portique.
Je me précipite à la VHF pour essayer de le contacter. Je demande à Gaëlle son nom (car nous l'avions vu quelques instants plus tôt sur l'AIS), et Gaëlle m'indique qu'il a maintenant disparu de l'AIS... Sans doute vient-il de le couper. Le CROSS Jobourg prend contact avec nous et nous passons sur le canal 68. Le CROSS Jobourg prend connaissance de la situation et s'enquiert des dégâts à bord. Après un bref échange avec le CROSS, le chalutier apparaît miraculeusement dans la conversation, indique ne pas avoir senti la collision et nous dit qu'il était ... dans sa cuisine, avec personne en veille et personne à la radio. Et par la même occasion, il réapparait sur l'AIS.
J'échangerai plus tard avec lui par téléphone, mais le mal est fait et le portique est plié. C'est maintenant au tour des assurances de jouer, en espérant que cela ne dure pas des siècles...
Un refus de tribord sous spi, je fais quoi ?
Dans la rade de Brest, comme sur bien d'autres plans d'eau, cohabitent plus ou moins pacifiquement des régatiers et des plaisanciers du dimanche en pêche ou en promenade. Jusqu'à ce que deux d'entre eux décident d'occuper le même point de la baie au même moment. Que se passe-t-il dans la tête des skippers alors que la collision devient imminente ?