Embarquée sur une goélette de 50 pieds en acier pour 60 jours en Antarctique, Sara a vécu une expérience forte. Elle apporte ici un complément au récit de Dominique. Une vision moins nautique, mais étayée par un journal de bord très précis, alimenté heure par heure.
On ne repousse pas ses limites, on les découvre...
Jean-Louis Etienne, (Persévérer)
Ce 23 février 2019 après une nuit plutôt blanche, je savais ce que je voulais et ce que je pouvais faire
La veille, en plein cœur de l'antarctique, on a talonné fortement créant un voie d'eau à bord. J'ai découvert ce matin-là que je n'étais pas prête à revivre ce que j'avais vécu la veille. J'étais sur le pont d'un bateau qui n'avance plus, entrainé par le courant vers des rochers et des reliefs, clairement visibles à bâbord.
La novice que je suis, à ce moment précis, a listé le contenu de mon sac si le bateau venait à s'échouer sur les rochers proches, si la tentative de dernière chance de redémarrage du moteur "salé" par Dominique échouait (dans le choc, le gasoil a été contaminé par de l'eau de mer). Je m'interroge sur la survie et comment on allait l'investir à 6. J'imagine comment passer la nuit dehors quand la température descend, et de regarder un bateau échoué…
Je savais ce matin-là où était ma limite : celle de la confiance que j'avais donnée, tout à fait aveuglément il est vrai, à un skipper et à des marins inconnus. J'avais donné ma confiance, pleine et entière, à de belles paroles, à un ancien, à un ancien bon marin, à un ancien vendeur aussi, à un homme qui a su me vendre mon rêve et en tirer profit. Cela aurait pu ne pas prêter à conséquence.
Chacun y avait un intérêt, si tout s'était bien passé, sur un bateau suffisamment préparé, l'échange aurait été gagnant-gagnant. Mais la grandeur d'un homme ne se mesure pas à son passé, elle s'éprouve au présent. Et je ne suis pas venue ici, en péninsule antarctique pour y rester.
Depuis 3 ans, mon travail d'artiste se fait en dialogue avec des guides polaires et des photographes. Au-delà de mon métier de joaillier et de designer, je crée des tableaux de métal librement inspirés de photographies, notamment polaires.
Un récit complet et détaillé
En 2018, lorsque le capitaine me propose de participer à une expédition qui "parait" sérieuse et préparée, cela parait trop beau pour être vrai. J'accepte et organise alors ma vie familiale et professionnelle pour être absente deux mois.
Au final le voyage sera riche et mouvementé, le temps passé en péninsule sur le voilier bien plus court que prévu (et habilement vendu). Les rencontres et les accidents de parcours m'auront bien plus appris que toute autre expédition, mais j'ai aussi failli ne pas en revenir…
J'ai commencé à écrire le récit de ce voyage le 2 janvier 2019 à l'aéroport de Marignane. J'ai continué au fil des rencontres extraordinaires, de Buenos Aires à Ushuaia, du ponton du Nautico à celui de l'Afasyn, du Micalvi et des hauteurs de Puerto Williams à Déception, de Portal Point à Enterprise. Chaque jour, j'ai écouté, j'ai observé, j'ai noté : Ce que j'entendais, ce que je voyais, ce que disaient ces hommes et ces femmes sur le bateau, et d'autres, croisés sur un ponton ou un pont d'un autre bateau. Chaque soir dans le carré devant leurs verres, ou sur le pont entre deux manœuvres, et pour moi entre deux photos et durant chaque quart de mouillage. J'ai écrit.
Mon métier est un métier d'observation et de détail. J'ai écouté et j'ai noté encore. Après deux tentatives et finalement la traversée du Drake, je garderai toujours la mémoire de cette aube qui s'est levée, sur nos premiers icebergs.
Je suis partie sans savoir, les yeux fermés, pour vivre mon rêve. Je tiens à revenir.
Et oui, en toute conscience et après avoir murement réfléchi, j'ai quitté le bord d'un navire qui avait un dégât structurel avéré, dont il était impossible de mesurer l'étendue exacte. Il risquait de couler, surtout si la météo n'avait pas été aussi bienveillante comme elle a choisi de l'être finalement.
Cela sur un bateau négligé, fatigué, mal préparé, et néanmoins solide. Un bâtiment solide et fissuré reste un bâtiment solide. Tant qu'on ne le secoue pas trop fort…
Un skipper qui défaille
J'ai quitté un bateau sur lequel le skipper disait : "Je vais plonger voir… Voir la taille du trou dans la quille." Ce trou qui a occasionné l'arrivée de 20 litres à la minute dans le bateau : "Je vais descendre voir".
Dans une eau à zéro degré, sans combinaison et sans visibilité, à 72 ans et sans la condition physique d'un plongeur, en fait, sans être plongeur. Et lorsque nous avons "osé" évoquer l'hypothermie (équipé avec une combinaison étanche, on ne tient que 20 minutes), il nous a dit que son épouse le réchaufferait ! Ma confiance déjà très entamée s'est dissoute un peu plus dans cette plongée imaginaire et impossible. Je suis plongeur, mais je ne serai pas descendue sans combinaison et sans visibilité.
Une envie d'aller en Antarctique plus forte que tout
Dans un groupe en mer, tout se voit et tout se révèle, j'ai été moi-même, j'ai regardé, j'ai observé et j'ai beaucoup appris. D'humiliation en brimade, d'ordre inutile en blague vaseuse. Peu importe que je sois à bord l'équipière novice et "sous influence", qui ne boit pas d'alcool, tant qu'elle paie et se tait. Je ne me savais pas aussi influençable… La qualité et la grandeur de l'humain se mesure aussi à sa capacité à la tolérance. Pour certains, la différence est une force, pour d'autres un danger, une menace, en mer comme à terre.
Si cela n'avait pas été pour assouvir mon rêve, pour mon envie immense d'aller en Antarctique, pour les miens que j'avais laissés et qui m'attendaient, pour la classe de lycée à qui j'écrivais chaque semaine, s'il n'y avait pas déjà eu tout ça pour arriver là, à Ushuaia, je n'aurais pas embarqué. Quand j'ai réalisé que je partais avec certains équipiers dont je ne partageais pas les valeurs, avec déjà plus de dix jours de retard sur le programme annoncé, j'ai sérieusement envisagé de ne pas prendre place à bord.
Je pensais, naïvement que ceux qui vont en mer, qu'ils soient marins de plaisance ou même charters professionnels, que le respect de leur environnement serait évident et acquis. Et je me suis même convaincue que cela pouvait justifier les petits arrangements et le côté intéressé, que je pressentais, mais ne voulais pas voir. Je pensais l'humain plus grand, je suis une éternelle incurable optimiste !
Je pensais qu'il y avait des valeurs, et le respect non seulement des humains, donc des professionnels par exemple qui font du charter dans cette zone, mais aussi, et surtout celui de cet environnement magnifique et grandiose. J'ai découvert que, comme à terre, il y a ceux qui utilisent et jettent, cela vaut pour les hommes et cela vaut pour les marins. Et pour les choses qu'ils consomment, il y a ceux qui détournent et ceux qui privilégient avant tout leur(s) propre(s) intérêt(s).
J'ai rencontré beaucoup de monde sur les pontons et aux mouillages, j'ai parlé à tous et j'ai beaucoup écrit chaque jour.
Des rencontres marquantes
Je salue ici la mémoire de Sophie Bely et d'Arnaud Dhallenne, disparus en mer, au large des Falkland sur le Paradise le 5 mars, quelques jours à peine après notre retour à Ushuaia. L'accueil de Sophie à bord de Kotick rencontrée avant notre départ pour l'Antarctique, reste un des moments les plus humains de ce long périple, un dialogue entre deux femmes qui se confient, sans rien cacher, comme les vraies rencontres le permettent. Ses mots et son récit sont parmi mes plus précieuses notes.
Je salue aussi le navigateur solitaire, croisé à Vernadsky, entre deux blocs de glace et quelques amarres, qui m'a offert un moment rare sur un bateau sain, efficace et entretenu, et en plus chaleureux : après plusieurs semaines en mer c'était une incroyablement belle découverte. Et cela m'a montré de façon concrète et brutale les défauts et défaillances multiples d'une partie de l'équipage et du bateau sur lequel j'étais.
L'accueil, le soir par une partie de mon équipage était bien plus froid que la glace tout autour de nous : j'avais osé parler de nos problèmes de moteur ? J'avais osé rompre l'omerta. La réponse a été claire : notre moteur va très bien, et pourquoi aller faire état de quelques petites difficultés déjà résolues à l'extérieur, et risquer d'entacher l'image (ou l'ego ?) d'un capitaine et de son équipage ?
Le même capitaine était pourtant demandeur de traduction (il ne parle pas anglais) quand il a souhaité le lendemain demander de l'aide et des pièces de rechange aux techniciens de la base, mais ceux-là peut-être risquaient moins de le répéter, ukrainiens qu'ils étaient ?
Une réglementation à géométrie variable
Réaliser a posteriori que nos gilets de sauvetage n'étaient pas fonctionnels, après plusieurs semaines à bord a été un premier choc. Pourtant, il me restait encore un petit peu de confiance envers le bateau et son skipper. Depuis le bord, je correspondais régulièrement avec un ami marin. Tous les marins à qui j'ai conté mon périple même après mon retour me l'ont confirmé : quitter le bord était la solution la plus sage, car c'était la seule qui m'assurait de rentrer en vie.
Le choix du skipper de rapatrier son bateau est respectable. Chacun est libre de mettre sa vie en jeu : la sienne, pas celle des autres.
Faire du charter déguisé sous couvert associatif est aisé. Pour obtenir facilement le permis des TAAF, il suffit d'enjoliver et de broder un CV nautique de marins pour certains peu ou pas expérimentés, car il n'y a aucune vérification. Même un novice comprend assez vite comment remplir les cases pour obtenir le permis.
Rien n'est noir ou blanc, je ne porte pas de jugement, mais je tiens à témoigner de faits et j'ai l'intention de publier le récit de ce voyage de façon exhaustive (sous forme d'un livre) sans en omettre aucun moments extraordinaires.
Extrait du mail résumant la proposition qui m'est faite et que j'accepte en juillet 2018
…
Le voyage se réalise de la façon suivante :
Regroupement sur Ushuaia pour les arrivants, avion le 4 janvier 2019, courses puis Puerto Williams complément de course et le 8 : standby pour le Drake 500M
Retour prévu autour du 4 mars en Terre de Feu donc avion-retour vers le 9 pour être cool.
Nous passons donc 60 jours dans La Cardinale heureuse de vous accueillir.
Le budget de cette croisière est de 80 euros par jour par personne qui couvre la nourriture, vin compris bien sûr, le gasoil, l'assurance du bateau, les frais portuaires inhérents au déplacement du bateau, etc."
…
"L'assurance du bateau" ? Après l'échouement, le capitaine nous avouera ne pas être assuré pour ces régions du monde...
Un voilier pas prêt
Je suis arrivée le 3 janvier 2019 sur un bateau en chantier, sale et clairement pas prêt. Il y avait un problème de pompe, et l'équipier et le capitaine ont passé les jours suivants à bricoler pendant que j'arpentais les rues de la ville et les collines environnantes.
À Puerto Wlliams, plusieurs jours sont perdus à tenter d'installer un sonar sur la coque. Cela demande à faire entrer le bateau dans une darse du port de pêche. Mais finalement la darse est trop étroite et ne permettra pas de sortir le bateau.Nous partirons sans ce sonar. Le radar du haut du mat étant définitivement HS, ce sonar aurait peut-être été utile ?
Finalement, nous partirons d'Ushuaia le 8 janvier, et de Puerto Williams le 14 janvier, pour aller faire demi-tour dans un Drake impraticable avec un vent debout et se réfugier à Lennox, le 2e départ se fera seulement le 19 janvier, pour arriver en péninsule le 23. Déjà 20 jours après mon arrivée en Terre de Feu…
Aucune conscience écologique
Un mois plus tard, après de multiples pannes et des problèmes techniques variés et récurrents, c'est une voie d'eau qui mettra un terme à une navigation déjà largement impactée et ralentie par tous les problèmes de maintenance. J'aurai passé exactement 30 jours à ne pas partager l'alcool sur ce bateau (je ne bois pas).
Contrairement à ce qui a été annoncé, et à ce qui est demandé par les TAAF, la cuve eaux noires du bateau n'est pas en service, tout est donc rejeté dans la mer. Comme ici par exemple, au mouillage du Micalvi, dont on pollue l'estuaire à la faune aussi abondante que merveilleuse.
Les produits d'entretien achetés à Ushuaia sont hautement corrosifs, toxiques et polluants. Comment peut-on rejeter dans l'eau de mer des produits aussi toxiques ? Alors que l'on pompe cette même eau de mer pour les cuissons et la vaisselle ? Et que l'on partage cette eau avec les autres bateaux, sans parler de la faune et de la flore ? L'eau incroyablement claire en péninsule antarctique est déjà polluée par tous ces rejets.
Comme je l'ai entendu à bord : "ah, personne ne nous voit, et c'est plus facile !", "Et puis moi, à mon âge, l'environnement je m'en fous…"
Interdiction d'approcher les animaux
Les manchots sont curieux, surtout les juvéniles, ils sont aussi timides, et parfois très confiants. On peut les approcher, lentement, à près d'un mètre. Ils avertissent ceux qui tentent de s'approcher davantage en bougeant la tête de bas en haut et de droite à gauche, et en criant. Ils évitent le plus souvent spontanément le contact avec les humains.
Les TAAF demandent de respecter une distance de 5 m, et cela n'est pas toujours possible tant ils sont nombreux. Mais les éviter reste important, nul ne sait quel risque bactériologique ou infectieux il peut faire courir à une colonie de plusieurs milliers d'individus.
Sur l'île de Useful Island, nous rencontrons des juvéniles de manchot papou. La femme du capitaine : "J'avais envie de cette sensation sous mes doigts, l'an dernier je n'ai pas osé, et c'est sans doute la dernière fois que je viens".
L'échouement dans le détail
Pour nourrir la réflexion de ceux qui envisageraient de s'embarquer un jour, quel que soit leur choix de type d'embarquement, je cite ici quelques extraits du journal, que j'ai tenu chaque jour.
Le 22 janvier en quittant le mouillage de False Island, le capitaine est debout depuis 6h. Il est à la barre. Carole est à côté de lui et ils s'accrochent verbalement. Il est 11h15.
Carole : "Il y a un rocher ici, il y a un haut fond, l'eau devrait briser dessus."
Le capitaine : "Mais non, il est là, à gauche, derrière nous ce rocher !"
Carole annonce à voix haute les chiffres sur le sondeur : "20 mètres, 12 mètres…" BOUM
Comment décrire le son de ce bateau qui monte sur le rocher ?
En 1/10e de seconde tout a changé
Ma main est posée sur la barre de la capote. J'écoute la conversation dans mon dos d'une oreille distraite. L'homme à la barre sûr de lui et la femme inquiète à côté. J'écoute sans écouter leur échange empreint de tension.
Avec le choc, tout a changé : mon corps a décrit un arc de 180° de gauche à droite. Par réflexe ma main me retient de justesse au montant vertical de la capote. On a touché fort. Le bateau est très penché, couché, et on le sent prêt à perdre l'équilibre. Je vois très distinctement le fond clair et les rochers à travers l'eau. La gîte est plus forte que celle que nous avions dans le Drake, quand les vagues déferlaient…
Le capitaine à la barre tourne sa roue de métal, fort, il donne un grand coup de barre à droite. On touche encore, le bateau se couche sur l'autre bord et racle le haut fond. Alors le bateau accepte de se redresser, et se libère enfin du rocher. Le retour à l'horizontale n'a jamais été si bienvenu.
L'esprit comprend alors ce qu'il aurait dû voir, saisir : l'eau plate, comme quand la baleine sonde, l'eau, trop calme qui formait un grand rond, et la veine du courant qui filait juste derrière.
Un équipier surgit sur le pont "Merde, merde. Qu'est-ce qui se passe ?" Dominique a été projeté à travers la cabine. La femme du capitaine est blanche.
A bord, c'est un mélange de soulagement et de chocs, pendant que le bateau poursuit sa route au moteur sur une mer calme, chacun tente de comprendre l'impensable.
Panne moteur !
11h30, soit 1/4 d'heure après le choc, le capitaine et sa femme sont occupés à vider les cales pour vérifier s'il y a une voie d'eau. Carole est à la barre et à la navigation : "Ça fume, je fais quoi ?" Et avant qu'une réponse arrive, le moteur tousse et s'arrête, dans une fumée blanche.
En ouvrant la porte du local technique, le capitaine découvre la remontée de gasoil à l'intérieur, par l'évent du réservoir de gasoil. Et puis il y a eu : la recherche des pinoches, la seconde arrivée d'eau par le circuit retour de gasoil, récupérer les bidons vides à l'avant, les remplir avec le gasoil contaminé, les entasser sur le pont... 13 bidons seront remplis en un quart d'heure !
Heureusement la mer est très calme et le temps ensoleillé. Un bateau passe au loin, bien visible. Dominique lance un Pan Pan à la VHF. Silence. Il s'éloigne et disparait. Nous sommes invisibles sur l'AIS et notre VHF ne porte qu'à 1 mille. Cela nous a été confirmé par Brice du voilier Podorange. Nous sommes donc aussi muets.
Sous spi sans vent
Au loin, un groupe de baleines joue. Sous grand-voile, misaine et spi, le bateau peine à avancer. Les 8 milles qui nous séparent de l'archipel des Melchiors paraissent immenses sous ce vent qui faiblit.
La misaine est arisée, puis affalée. Nous avançons si lentement. Jusqu'à ce que le vent tombe complètement et qu'on range ce spi. Il n'y a plus un souffle d'air. Le bateau dérive.
J'ai donc appris à ranger un spi.
Mes dernières photos à bord ?
Carole est à la navigation, toujours entre choc et colère. Une heure passe lentement, le temps s'étire. Les baleines présentes ce matin sur l'horizon, se sont rapprochées du voilier, et viennent finalement nous accompagner un moment.
Malgré l'ambiance plus que tendue, je sors mon boitier photo. Au diable les critiques, nous ne savons pas si nous en sortirons vivants ! Je me demande si ce ne seront pas mes dernières photos à bord ?
Les baleines viennent vraiment très près du bateau et nous entourent, un moment qui serait magique, mais à bord, à part quelques "oh", personne ne s'intéresse vraiment aux baleines. Je m'attarde à l'arrière longtemps, à les regarder jouer les curieuses et nous suivre.
16h30. La base de Melchior se dessine, avec ses volets clos. Nous ignorons encore qu'elle est fermée. Le moteur finira par redémarrer et nous rallions un mouillage a l'écart de la base fermée.
Le capitaine nous demande de ne pas parler du dommage sur la coque, mais uniquement de l'eau dans le gasoil. "Je voudrais que l'on dise que l'on a de l'eau dans le gasoil, et c'est tout, cause inconnue. On en sait pas plus.", "Et la cause ?" demande Carole, "est-ce le Saint-Esprit qui a salé le gasoil à l'eau de mer subrepticement ?", "Et ben justement, on ne sait pas" répond le capitaine.
Si le capitaine écrit des mails aux quelques voiliers encore sur zone et se contente de parler seulement de gasoil contaminé, personne ne connait notre véritable situation, ce qui annihile la possibilité de détourner un bateau pour obtenir de l'aide, ou même d'être récupérés.
Je commence à envisager de débarquer, de ne pas traverser le Drake avec ce voilier endommagé. Je ne crois pas que j'ai envie de faire cette nouvelle expérience. Celle d'un bateau qui en cas de coup de vent peut couler ou s'ouvrir en deux. Celle d'une évacuation en pleine mer, dans le Drake avec un AIS défectueux et une VHF qui porte à 1 mille. Il semble que mon envie d'expériences nouvelles ait atteint sa limite…
Ambiance surréaliste le matin de ce 23 janvier
Ce matin du 23 janvier néanmoins, l'occupation du capitaine consiste à sécher au décapeur thermique le filtre à gasoil qui a pris l'eau salée. Ce fameux filtre neuf que nous avions commandé et attendu, et qui a été implacablement neutralisé par l'eau de mer. Le générateur tourne et le carré est enfumé par les vapeurs de gasoil. Visiblement cet homme se disperse et s'éparpille. La nuit a été blanche pour tous.
Dominique s'adresse alors au capitaine : "Tu enfumes le bateau, et tu consommes nos derniers litres de gasoil propre qu'il faudrait économiser."
Dominique s'adressant toujours au capitaine : "Il faut lancer un appel ou un mayday, si tu ne veux pas le faire, je vais le faire avec mon Iridium."
Réponse de l'intéressé : "Tu fais ce que tu veux."
Sur le pont quelqu'un crie : "Dehors, il y a un Zodiac !"
Un temps passe : "Il faut quelqu'un sur le pont pour guetter au cas où il repasse !"
Et peu après : "Il y en a un autre !"
Et c'est ainsi que nous expliquons à Stefano la situation et demandons une évacuation, qui sera assurée par l'équipage du MS Ocean Atlantic.
Ce dernier offre à notre voilier 460 litres de gasoil, et débarrasse gracieusement les 13 bidons de gasoil contaminé à l'eau de mer. Le capitaine a demandé s'ils n'avaient pas un grand jerrican, pour ne pas brasser les bidons. C'est vrai que remplacer le bidon de 20 litres qui alimente maintenant le moteur en mer, ne va pas être simple s'il y a un coup de mauvais temps.
Je ne suis pas marin. Je préfère être vivante.
Moi, équipière novice que les autres équipiers se sont bien gardés de former aux manœuvres essentielles de sécurité (aucun briefing sécurité n'a été réalisé malgré mes demandes), j'aurai été bien inutile pour cette traversée retour en équipage réduit. Pour ma part, j'ai appris des montagnards que le bon montagnard est celui qui renonce et n'atteint pas le sommet, pour revenir vivant. Et de revenir au pied du sommet une autre fois. Je n'avais rien à prouver, je ne suis pas marin. Je préfère être vivante, et revenir sur un autre bateau.
Par temps normal ou agité, je deviens inutile à cause du mal de mer. Par temps calme et plat, le seul qui permettait de rentrer sans dommages, j'étais encore assez inutile. C'est le temps qu'ils ont eu, le ciel ayant choisi d'être clément et je l'en remercie.
Solidarité des gens de mer
Jamais je n'aurais imaginé appréhender la péninsule depuis le pont d'un paquebot de croisière comme le MS Ocean Atlantic. Aux antipodes de mes envies, force m'a été de reconnaitre le professionnalisme des équipages. À bord de notre voilier, le guide polaire Stefano comprend rapidement la situation et apporte une réponse immédiate et adaptée. Le second et le commandant, puis tout son équipage nous démontrent, si besoin était, malgré les complications que cela leur crée, que la solidarité des gens de mer est réelle et que l'on peut compter dessus.
Le MS Ocean Atlantic était au complet et ne devait pas techniquement embarquer de passagers supplémentaires. Ils ont accepté néanmoins de nous évacuer. Leur commandant a choisi en plus d'offrir au voilier 460 litre de gasoil, et l'a débarrassée de ses 13 bidons de gasoil contaminé à l'eau de mer. Ils ont en outre proposé une assistance médicale et psychologique, et ont finalement repris leur périple, avec 3 passagers éprouvés.
Le commandant a pris sur lui d'émettre une alerte, à l'attention de tous les navires sur zone, pour signaler la position du voilier indiquant le fait que ce voilier ayant subi un dégât structurel allait néanmoins essayer de rallier Ushuaia. Afin que les quelques navires encore présents ou prêts à traverser soient alertés et vigilants en cas d'appel ou de nouvelle avarie.
Une nature en danger
En mars 2019, et encore aujourd'hui, les scientifiques du BAS (British Antartic Survey) m'encouragent à écrire le récit de cette expédition. Je souhaite parler de l'excellent travail qu'ils font à bord de certains navires de croisière, pour protéger les colonies animales, et pour s'assurer qu'ils ne laissent rien derrière eux, que de merveilleux souvenirs.
Je peux attester aujourd'hui qu'ils ne laissent rien derrière eux, hormis la pollution des moteurs et des carburants, contrairement à certains voiliers qu'on aurait imaginé "propres" qui n'hésitent pas à rejeter en mer produits toxiques et déchets variés, ou à toucher la faune, créant un risque pour toute une colonie, pour satisfaire l'envie d'un seul.
J'ai été stupéfaite de voir la légèreté avec laquelle étaient traitées, par certains équipages et par certains voiliers, les incidences possibles de nos débarquements sur la faune et le milieu.
Faut-il souhaiter un durcissement des mesures de protection d'un milieu fragile déjà largement altéré par le tourisme ? Faut-il envisager un nombre maximum de voiliers et d'opérateurs autorisés à accéder à ce milieu fragile, déjà largement impacté par la pollution et par le changement climatique ?
Soutenir la création, demandée depuis 2018 d'une aire marine protégée en Antarctique me semble vital et urgent. Elle permettrait d'élargir et de renforcer la règlementation visant à protéger le milieu. Pour des océans et une planète en bonne santé, les scientifiques recommandent la mise en place d'ici à 2030 d'un réseau d'aires marines protégées couvrant au moins 30 % de la surface de nos océans. Aujourd'hui, à peine 1 à 3 % des océans sont protégés.
La création du plus grand sanctuaire du monde dans l'océan Antarctique serait une première étape décisive vers cet objectif et un signe encourageant en vue du traité international sur la haute mer. Il suffit de sauter le pas !
Faut-il laisser pourtant les passionnés et les amoureux de ces régions extrêmes en être les ambassadeurs et les représentants ? Comment protéger les derniers trésors d'une planète dévastée par l'homme de l'homme ?