24 heures après son arrivée triomphale sur la Golden Globe Race 2018, Jean-Luc Van den Heede, le jeune marin de 73 ans, nous reçoit à bord de son bateau. Ce Rustler 36, un voilier de 1980 à la quille longue, qui vient de faire un tour du monde en 211 jours affiche une fraicheur surprenante. VDH nous présente les modifications apportées et nous décrit sa vie à bord au cours de ce tour du monde.
Peux-tu nous dire pourquoi ton choix s'est porté sur un Rustler 36 et pourquoi celui-ci en particulier ?
J'ai regardé la liste des bateaux autorisés et j'ai hésité entre le Gaïa 36 - comme Tapio Lehtinen qui est dernier actuellement - et celui-ci. C'est un bateau plus étroit, de mon point de vue : plus rapide, mais le seul problème c'est qu'étant plus étroit, il est moins volumineux et supporte moins le poids. Ça oblige à garder un bateau extrêmement léger. Mais vu qu'on part pour 7-8 mois – à l'époque on ne savait pas très bien combien de temps on allait mettre – il faut pouvoir amener la bouffe et l'équipement, c'est beaucoup de poids et le Gaïa n'aurait pas supporté le poids. Mais j'ai longtemps hésité. Même après avoir acheté celui-là, je me suis dit que j'avais peut-être fait une connerie que j'aurais dû prendre un Gaïa. Sur le papier il est plus rapide, mais c'est un bateau qui doit être à son poids et ne peut pas supporter plus.
En plus, le Ruslter a été construit à 120 exemplaires, on en trouve sur le marché de l'occasion. Je suis allé tous les voir et j'ai choisi celui-là. D'abord parce que c'est le propriétaire qui me l'a présenté, et pas un concessionnaire. J'ai trouvé le propriétaire – anglais bien sûr - très méticuleux. Le bateau était en bon état, je n'ai rien fait en vernis. Il y avait un certain nombre de choses que je ne voulais pas, comme la barre à roue. J'avais un pont en teck que j'ai dégagé, c'est du poids inutile.
Ce sont des bateaux qui se vendent une fortune. J'ai acheté le mien 75 000 euros soi-disant parce que c'est bien construit. Il y a des trucs comme ça qui gardent beaucoup de valeur : les Swan par exemple.
As-tu fait des modifications pour le mettre à ta main et le préparer pour cette course ?
Il y a une cloison étanche [au niveau du pied de mat – NDLR] qui n'est pas obligatoire et une autre à l'avant qui elle est obligatoire. Dans le cockpit j'ai fait un coffre étanche. Il était aussi obligatoire de renforcer les hublots lorsqu'ils faisaient plus d'une certaine surface. Je les ai coupés en deux avec un barreau.
Bref, j'ai fait plein de travaux dessus : changé le gréement, les winches… pour l'ergonomie et la sécurité. J'étais le seul Rustler avec un mât raccourci de 1.5m. Après avoir beaucoup testé le bateau, j'ai constaté qu'on prenait des ris trop vite. On trimballe 1.50m de poids là-haut alors qu'on est obligé de prendre un ris. Ce poids là dans les mers du sud ne sert à rien. Et j'ai bien fait parce que quand j'ai chaviré, avec un mât standard je suis persuadé qu'il ne serait plus là – même si on ne peut pas le prouver. Avec 1.50m de moins, les haubans travaillent mieux, avec plus d'angle, c'est un "cercle vertueux".
Si c'était à refaire, referais-tu la même préparation ?
L'étanchéité du bateau est catastrophique ! Les hublots fuient, les cadènes fuient, le pied de mât fuit… Si je devais refaire cette course avec ce bateau-là, je travaillerais beaucoup l'étanchéité. Mais je repartirais avec ce bateau ! – avec un mât neuf.
Comment t'es-tu préparé sur ce bateau ?
Je l'ai acheté 3 ans avant le départ de la course. On l'a ramené au mois de juillet, j'ai navigué avec dans l'hiver. On l'a mis en chantier tout l'été et j'ai renavigué tout l'hiver. Évidemment ce qui m'intéressait ce n'était pas de naviguer par force 2 un jour de beau temps, ça n'aurait eu aucun intérêt. Donc je naviguais en hiver. On l'a remis en chantier une seconde fois l'été suivant. Et le troisième été : c'était le départ, on l'a remis une dernière fois en chantier final et j'ai pris le départ.
T'es-tu attaché à ce bateau plus qu'à un autre ?
C'est mon 19e bateau. Donc oui, je m'y attache parce qu'on a vécu un beau truc, mais je ne me vois pas partir en croisière avec ce bateau. Si je devais m'acheter un bateau, ça serait un course-croisière moderne, avec une quille moderne, un safran qui ne soit pas hyper dur. Avec ces bateaux dont le safran est collé à la quille et pas du tout compensé, c'est très dur à la barre.
C'est comme un anglais qui s'achète une voiture "Morgan" qui ont encore un longeron en bois. C'est une bagnole qui coute cher, il y a des amateurs pour ça. Il te faut déjà une demi-heure pour partir, à faire attention à la porte, au machin, etc. Ce n'est pas une bagnole sur laquelle tu prends les clefs et tu t'en vas. Ce n'est pas mon truc.
Qu'est-ce qui n'a pas tenu sur le bateau ?
Le mât, car finalement il est encore là. Mais quasiment tout a tenu. Sauf la cuisinière sur laquelle je suis tombé le dernier jour. J'ai fait plein de petites réparations préventives, mais je n'ai rien cassé.
Comment se passe une journée type sur ce bateau ?
On a toujours l'impression qu'on n'a rien fait. Le soir, la nuit tombe et tu te dis : "mais qu'est ce que j'ai foutu aujourd'hui ?". Il y a cette espèce de routine qui s'installe. Il faut surveiller la marche du bateau constamment, il faut remplir son journal de bord et tenir une estime avec son compas et son loch. Ce n'est pas un GPS sur lequel tu appuies sur un bouton. De temps en temps il faut barrer, changer de voile… Le matin, je commence par aller faire un tour sur le pont pour voir si tout va bien, s'il n'y a pas eu de raguage dans la nuit, si les voiles vont bien. S'il faut que j'intervienne tout de suite, je le fais, si ce n'est pas grave, je vais prendre mon petit dej' et je vois ça dans la matinée.
Il faut faire son estime pour savoir à quelle heure faire sa position. Par exemple à 03:00 TU en fonction du soleil. Il faut s'y prendre 1h30 avant pour faire la longitude, puis à l'heure pile pour la latitude, il faut recommencer 1h30 après pour faire l'autre coté de la longitude. Il y a déjà 3h de passées pendant lesquels tu es bloqué. Entre les deux, je mange et fais une petite sieste parfois.
L'après-midi arrive. Si j'ai du temps, je bouquine, sinon je range ou je fais le ménage – même si on ne le dirait pas, mais je fais le ménage de temps en temps.
Aujourd'hui, il y a la valise de pharmacie que je n'ai pas bougée. Quelqu'un l'a déplacée hier. Je n'ai jamais ouvert la pharmacie. Je me suis cassé la figure depuis la table à carte sur la cuisinière, j'aurais pu me faire mal. J'ai aussi été déséquilibré et je me suis fait quelques bleus. Je me suis cogné la côte… Mais rien qui n'a nécessité des médicaments.
Peux-tu nous raconter un bon souvenir que tu as vécu à bord au cours de ces 7 mois ?
Il y en a plusieurs, mais mon souvenir le plus marquant sur cette course, c'est au passage du cap Horn. Je l'ai passé 10 fois, mais la différence par rapport à toutes les autres fois, c'est qu'en 2014 j'ai fait une croisière au cap Horn, j'ai débarqué sur l'île et suis allé voir le gardien. On a passé le 1erjanvier avec lui. Le fait d'être allé voir l'île, d'avoir visité le monument qu'il y a dessus : quand j'y suis passé cette fois, c'était différent des autres passages. D'habitude je ne faisais que passer, cette fois je connaissais et je reconnaissais. J'ai appelé le gardien, on a discuté en espagnol. Il a pris des photos, c'était sympa.
Ce n'est plus qu'un caillou que je passe, c'est un caillou que je connais.
Et à contrario, quel a été le plus mauvais souvenir ?
Le chavirage indéniablement.
Comment s'organise ta zone de vie ?
Je dors dans les bannettes. Au vent généralement, sauf quand il y a un risque de chavirage. Au milieu il y a les deux spis. Quand je dois dormir en ciré, j'ai un duvet – qui est trempé d'ailleurs – et je dors par terre. Mais 99% du temps je dors dans la couchette au vent.
Devant la cloison étanche, il y a d'autres voiles.
J'avais prévu 240 jours de nourritures – lyophilisé et conserve - que je stocke sous les couchettes, derrière les dossiers des assises. Sous le cockpit je stocke les vêtements. Il y a vraiment beaucoup de place de rangement. C'est un bateau assez large qui permet de ne pas avoir de problème de stockage contrairement à ce que je pensais.
Quelles différences y a-t-il dans la façon de vivre par rapport à tes expériences en IMOCA ?
Ce sont des bateaux très différents, mais dans la façon de vivre et de régater ce n'est pas très différent. Sauf que là il n'y avait pas 4-5 bateaux qui se bagarraient. J'étais tout seul dans le sud avec une avance considérable de 2000 milles avant de chavirer. Quand on régate avec 2000 milles d'avance, on ne voit pas les choses de la même façon.
Comment se passe le retour à terre après 7 mois en mer ?
Ce n'est pas très différent des autres tours du monde. Quand tu pars, tu sais ce qui t'attend. De même que pour retrouver les gens. Tu sais que tu vas arriver dans 5 jours, tu t'y prépares et tu es heureux de retrouver tout le monde.