Beaucoup connaissent Ella Maillart pour ses voyages à travers l'Asie, ses récits d'exploration à travers l'URSS ou la Chine. Peu savent qu'avant de s'élancer sur la terre, elle avait appris à se perdre, et à se trouver, sur l'eau. Du Léman à la Méditerranée, elle forge très jeune une relation viscérale avec la navigation. Pas pour briller. Pas pour défier. Pour être au monde autrement. Naviguer devient pour elle un geste naturel, comme une respiration. Aujourd'hui, à travers un travail rigoureux mené par Carinne Bertola dans son livre Ella Maillard, Navigatrice Libre comme l'eau, on redécouvre combien la mer a fondé son identité profonde.

Le Léman, terrain d'apprentissage
Il faut l'imaginer, adolescente sur les quais de Genève, dans l'entre-deux-guerres. Tandis que les garçons manœuvrent les dériveurs sous le regard indulgent des aînés, Ella Maillart s'embarque, indifférente aux regards. À 15 ans, elle tient la barre du Poodle II, un Monotype de la Société Nautique de Genève. Elle ne se contente pas de naviguer pour l'agrément : elle régate, règle, bataille contre les rafales du Léman.

En 1922, à la barre du 6,50 mètres Gipsy, conçu par l'architecte naval Quernel, elle remporte la Coupe Marcet. Une victoire qui pourrait sembler anecdotique. Elle est, en réalité, fondatrice : à une époque où la voile de compétition reste un univers masculin, Ella fait taire les préjugés par sa maîtrise et son talent.


Cap sur la Méditerranée
Dès l'année suivante, son horizon s'élargit. À bord de Perlette, puis de Bonita et Atalante, elle explore les côtes méditerranéennes. Les croisières sont longues, les équipages souvent entièrement féminins : une audace dans les années 1920. Pas de skipper masculin pour rassurer les familles ou cautionner les projets. Ella navigue par goût de l'aventure et pour le plaisir du mouvement.



Ces croisières méditerranéennes demandent tout : la capacité de lire le ciel, d'anticiper la mer, de manœuvrer sans fatigue ni peur. Le vent capricieux de l'été, les calmes plats, les grains soudains... tout est école. Mais pour Maillart, la difficulté est un appel, jamais une limite. À bord, elle assure les réparations, règle les voiles, prépare les quarts. Naviguer n'est pas une performance. C'est vivre autrement.

Naviguer pour exister autrement
En 1923, Ella Maillart n'a que 20 ans lorsqu'elle prend la mer à bord d'Hermine. À la barre, elle réalise la traversée de Cannes à la Corse, démontrant déjà une maîtrise étonnante de la navigation hauturière pour son âge. Au détour d'un mouillage, elle rencontre alors Alain Gerbault, en pleins préparatifs de son Firecrest qu'il s'apprête à lancer dans sa légendaire traversée en solitaire de l'Atlantique. Cette année-là, Maillart porte également les couleurs de la Suisse aux Jeux Olympiques de Paris, lors des régates de Meulan, sur un monotype national. Elle est alors la seule femme et la plus jeune de la compétition. Elle se classe 5e de sa série éliminatoire avec un temps de 1h59'50" et 3e de sa série en demi-finale avec un temps de 2h10'30", ce qui ne lui permet pas d'accéder à la finale. Elle termine 9e au classement général sur 17 participants.
Des rivages méditerranéens aux mers du Nord
Forte de son expérience méditerranéenne, Maillart poursuit son apprentissage sur d'autres théâtres nautiques. De la Manche à la mer du Nord, elle roule sa bosse le long des côtes anglaises, hollandaises puis espagnoles. À chaque embarquement, qu'elle soit matelot ou capitaine, elle affirme sa compétence, forge son instinct marin et accroît son répertoire de manœuvres. La variété des voiliers qu'elle a barrés (dériveurs, quillards, yachts de croisière) illustre son éclectisme et son engagement dans une pratique de la voile résolument professionnelle et sportive.


Une trace discrète mais décisive
Chez Ella Maillart, il n'y a pas de recherche de gloire. Pas d'effet d'annonce. Son rapport à la voile est presque philosophique : sur l'eau, elle se défait des contraintes sociales, des attentes d'une vie rangée. Chaque départ est une échappée, un refus du confort stérile. Dans son journal de bord, pas de grands mots : des notations précises, météo, vents, états de mer. La mer lui enseigne l'attention, l'effort juste, la patience. Elle sait écouter le silence de l'eau, comprendre les signes du vent. C'est là, sans doute, que se forge cette faculté de lire les paysages et les êtres, qui deviendra plus tard son atout d'exploratrice terrestre.

Longtemps, son parcours de navigatrice est resté dans l'ombre de ses voyages terrestres. Pourtant, comme le montre Carinne Bertola dans son livre Ella Maillart, Navigatrice libre comme l'eau, sa formation maritime est essentielle pour comprendre son œuvre et sa vie. Naviguer lui a donné l'amour des éléments, la maîtrise du corps, la capacité d'accepter l'imprévu : autant de qualités qui ont grandement facilité ses traversées de l'Asie centrale et de la Chine en guerre. Carinne Bertola exhume avec rigueur des archives oubliées : journaux de bord, photographies, récits épars. Elle restitue une Ella Maillart profonde, complexe, et montre combien la mer fut, dès l'enfance, la première école de sa liberté.

L'évidence de la mer
Ella Maillart n'a jamais revendiqué un statut de pionnière. Elle a vécu la mer comme une évidence.
Dans ses navigations discrètes mais résolues, elle a montré, sans jamais chercher à le prouver, que la mer est un territoire d'égalité où seules comptent la compétence, l'intelligence du vent, et l'humilité devant l'eau. Aujourd'hui, alors que les grandes figures féminines de la voile trouvent enfin la reconnaissance qu'elles méritent, il est juste de rappeler que, bien avant les trophées médiatisés, une jeune fille de Genève avait déjà, sans bruit, jeté l'ancre dans l'histoire.

Après une vie bien remplie, Ella Maillart nous a quittés en 1997.
Ella Maillard Navigatrice libre comme l'eau - Carinne Bertola
- Editions Glénat
- en ibrairie le 14 février 2024
- 21,5 x 28,8 cm
- 192 pages
- 35,95 €