Sur un bateau de croisière-expédition, chaque journée s'enchaîne entre moments intenses et rigueur du travail pour répondre aux exigences de la mission. Dans ce 2e volet, Margot Sib nous ouvre les portes de son quotidien de photoreporter à bord des bateaux du Ponant en nous faisant découvrir les plaisirs et les difficultés propres à son métier.
Comment décrirais-tu une journée type à bord, entre navigation, observation et photographie ?
En tant que photographe du bord, il est important de connaître l'heure de début des opérations qui est fixée par le commandant et son équipage. Vers 6h du matin le jour même, on va repérer le lieu du landing pour savoir s'il est praticable pour les passagers ou s'il n'y a pas d'animaux en difficulté.


Quand il y a de mauvaises conditions météo, on doit changer de plan. À 8h, les passagers commencent leurs randonnées. L'équipe photo-vidéo a libre accès de 8h à midi au landing. On est autonomes. On fait des images brutes, vierges, lorsque les passagers ne sont pas présents. C'est très beau parce qu'il y a le silence du matin, les animaux qui se réveillent. Ce sont des moments privilégiés !
Le midi, on décharge la première partie de nos images du matin. On recharge les batteries pendant le temps du déjeuner. Si on a le temps, on fait une micro-sieste car le temps de repos est extrêmement important compte tenu de notre rythme de travail. Parfois, il nous est arrivé de faire une navigation scénique pendant le déjeuner en allant dans les fjords avec le semi-rigide.
L'après-midi, on repart à nouveau en patrouille avant les passagers. On reste en fonction du temps que l'on veut y consacrer, selon ce qui se passe et de plein d'autres facteurs. L'après-midi, quand on rentre, on a des heures de permanence car on est responsable d'un magasin à bord où l'on vend nos images. On doit s'occuper des passagers qui ont des questions sur les produits que l'on vend.
Dans l'idéal, le soir, on doit montrer les images de la journée donc, on peut bosser facilement jusqu'à 23h. Dans ce cas, c'est généralement que tu as vu des choses incroyables. Quand on fait du whale watching, par exemple, ça peut durer des heures avec des souffles de baleine à ne plus savoir quoi en faire ! À partir du moment où tu as des animaux, tu sais que tu photographies en rafale et pour le photographe c'est la charge de travail la plus intense car ensuite il y a l'éditing, la sélection des images qui vont aller dans le best-of et les retouches...


Entre les longues navigations et les escales hors du temps, comment trouve-t-on son équilibre à bord ?
C'est compliqué parce qu'on se retrouve effectivement dans un engrenage. Ce qui a été le plus difficile pour moi, c'est le premier débarquement. À ce moment-là, j'ai vraiment eu l'impression de mener deux vies : ma vie à bord et ma vie à terre. Tous ceux qui n'ont pas vécu ce voyage avec moi ne pourront jamais comprendre ce qu'on ressent, jamais vraiment.



On peut en parler mais les gens décrochent parce qu'ils ne s'identifient pas à ton expérience, ils ne se connectent pas à ce que tu vis. Pour eux, tu es juste une aventurière. Moi, je ne me considère pas du tout comme telle parce que je ne fais rien de vraiment exceptionnel. Je ne pars pas en voilier toute seule. Si j'étais partie en Antarctique en voilier, là, je pourrais dire que c'était une véritable aventure. Mais ici, je suis dans un cocon de confort. J'ai de l'eau chaude, du chauffage, de la nourriture... et ce n'est même pas moi qui l'ai préparée ! Je pars dans des conditions qui sont certes extrêmes, polaires, mais dans un cadre très confortable.

J'ai eu l'avantage de quitter ma famille très tôt. J'ai un lien très proche avec mon père mais qui reste assez distendu. C'est-à-dire qu'on peut ne pas se voir pendant des mois et on s'aimera toujours aussi fort, il n'y a aucun souci. Pour l'autre partie de ma famille, je n'ai pas de grands liens familiaux. Ça n'a donc jamais été un déchirement du point de vue familial. Je sais que c'est plus compliqué pour d'autres personnes qui sont très proches de leur famille.
Quels liens se créent avec l'équipage, les passagers et les scientifiques ?
La vie en autarcie et en proximité avec les membres d'équipage, tous ensemble, c'est très compliqué. On vit en colocation dans des cabines de 8 m2. Il faut savoir qu'on travaille avec des gens qui font partie de ta vie quotidienne. Tu prends le petit-déjeuner avec eux, tu travailles avec eux, tu déjeunes avec eux, tu retravailles l'après-midi, tu dînes avec eux, tu fais des soirées avec eux... Et parfois, tu dors avec eux comme avec ma colocataire avec qui j'ai cohabité pendant toute une saison. Tu entres dans une intimité très rapidement.
J'ai rencontré des gens que je n'aurais jamais rencontrés dans la vie de tous les jours. C'était incroyable ! C'est ça aussi la vie à bord : cohabiter avec des gens que tu n'as pas choisis et faire en sorte que ça se passe bien, que les opérations avancent, que les passagers ne voient pas ce qui se passe dans notre intimité. Parfois on aime plaisanter et qualifier ce qui se passe à bord de Love Story.
On nous met tous d'un coup en autarcie et pour certains ça peut être très violent parce qu'on n'a pas beaucoup de connexion internet, seulement 2 heures d'accès gratuit. Après, c'est payant. En fait, on se reconnecte à l'humain et moi je trouve ça génial ! Forcément, ça crée des histoires, des histoires de cœur exceptionnelles, des embrouilles exceptionnelles, et tout est extrêmement intensifié. Ma première saison, je passais d'un extrême à l'autre, entre bonheur, malheur, tristesse et colère, tout était amplifié ! C'est ce qui en fait l'un des plus beaux souvenirs de ma vie. C'est d'ailleurs là que j'ai rencontré à l'époque mon mari qui est dans la marine marchande.
On cohabite à bord avec au moins 15 nationalités différentes, avec des manières de penser drastiquement différentes. On travaille avec des Russes et des Ukrainiens en même temps qui sont souvent des artistes ; ils travaillent en association ensemble. C'est donc très intéressant. Tu découvres des univers incroyables et puis il y a très peu de temps pour l'oisiveté sur le bateau. C'est pour ça qu'on parle d'engrenage. Tu prends la roue, tu marches jusqu'au bout, puis après tu as le tournis, et tu te dis : ''Je suis contente de débarquer, il fallait que je dorme un peu.'' Le plus grand bonheur quand tu débarques, c'est d'ailleurs d'éteindre ton réveil !
Y a-t-il un rituel que tu as développé en mer, une habitude que tu ne peux pas abandonner ?
Je suis très ritualisée, pour des raisons pratiques. J'ai un gros problème avec les horaires. Je suis souvent en retard, je calcule mal, je pense que tout va rentrer dans un temps imparti, et ça ne fonctionne jamais ! J'oublie le temps de parcours, le temps de route... En fait, pour me faciliter la tâche, au fil des embarquements, j'ai créé des automatismes pour ne pas avoir à me concentrer sur des futilités. Dès que je me réveille, tout est minuté. Je me lève, je prends ma douche, je prends mon petit-déjeuner, je vais au bureau, je lis mes mails, j'enfile ma combi, je mets mes équipements dans mon sac et je pars. Il n'y a pas de place pour la détente.
J'ai une amie qui se levait plus tôt pour faire du yoga le matin, s'étirait, buvait son café tranquillement, lisait les nouvelles. De mon côté je n'ai pas le temps, hors de question. Mon sommeil est trop précieux. Le matin, j'avais ces automatismes pour ne pas trop réfléchir et, finalement, je me réveillais réellement une fois arrivée sur le semi-rigide ou sur le débarcadère. Le froid, de toute façon, te réveille !

Tu as déjà parcouru une grande partie du globe. Y a-t-il un endroit où tu rêves encore de naviguer et de photographier ?
Cet été, je vais faire une partie du passage du Nord-Ouest. On avait déjà fait demi-tour avant la dernière portion car elle est particulièrement complexe. À partir de juillet, je vais donc parcourir la mer de Baffin ; tout ce qui se trouve à l'ouest du Groenland. Ça va être génial !
Ce qui me manque et que j'aurais adoré faire, c'est l'Alaska. C'est un endroit riche en faune et en flore. À cause des nouvelles réglementations imposées par Trump lors de son premier mandat, c'est devenu plus compliqué d'y aller. J'aurais adoré aller photographier les grizzlis qui pêchent le saumon, c'est un rêve d'enfant.
Mon tout premier rêve était de devenir photographe animalier spécialisée dans les félins. Je suis passionnée par ces animaux et je voulais aller photographier le tigre du Bengale. Avant, c'était un problème financier pour me rendre en Inde, payer un guide et photographier le tigre du Bengale. Maintenant, il ne reste plus qu'à le faire mais c'est vrai que c'est compliqué de se détacher de l'épaule de mon compagnon !
Un autre rêve serait la Polynésie française ; on aurait dû y aller mais le Covid nous en a empêchés. C'est un peu la carte postale, en quelque sorte. En réalité, j'aimerai la découvrir à la voile ! Je n'ai d'ailleurs jamais pu embarquer sur le voilier du Ponant car l'équipage est très réduit. De mon côté je commence à faire un peu de voile car mon mari fait de la régate à un niveau professionnel. Il me pousse, mais doucement, étant donné que j'ai toujours le mal de mer !

As-tu un projet personnel en lien avec tes voyages en mer ?
Oui, j'ai plusieurs projets en tête. J'aimerais beaucoup réaliser une exposition. Il faut que je trouve des lieux pour l'accueillir, que je postule.. Mais l'idée est là : exposer mes images à Saint-Malo ou aux alentours, peu importe, c'est un vrai objectif. En parallèle, j'ai aussi réfléchi à un livre ; ce serait le must. Je n'ai pas encore décidé quel angle lui donner : est-ce que je me concentre sur les pôles, Arctique et Antarctique, ou est-ce que je propose quelque chose de plus global ? J'aimerais que ce soit un beau livre, un ouvrage de qualité. En auto-édition, si possible, pour garder la main sur le projet. Les deux projets me tiennent à cœur mais l'expo me semble le plus réalisable pour l'instant.
Si tu devais exprimer ton ressenti en mer, en navigation, à travers une seule image, laquelle choisirais-tu ?
Je choisirais probablement une photo des vagues ou bien un albatros en vol. J'ai une fascination pour ces oiseaux, leur liberté, leur longévité en vol, leur envergure… C'est une image de beauté pure. En fait, j'adore me placer sur le côté du bateau, regarder la mer, nous voir avancer et observer les oiseaux marins profiter des courants et des vents. Ils semblent tellement à l'aise avec les éléments, c'est fascinant de voir comment ils se débrouillent. L'image qui me vient immédiatement à l'esprit vis-à-vis de mon ressenti en navigation c'est celle de l'horizon, avec ces oiseaux qui dansent dans le vent. Ils bougent ensemble, créant une sorte de chorégraphie naturelle. C'est un spectacle magnifique, vraiment.

Les régions polaires, avec leurs paysages extrêmes et leur faune majestueuse, sont ainsi une source d'inspiration inépuisable pour les photographes embarqués. Toutefois, nous verrons dans un prochain volet que la vie à bord d'un bateau dans ces environnements n'est pas sans contraintes et chaque jour peut devenir une aventure en soi.