Un défi né d'un drame
L'aventure maritime d'Ann Davison prend ses racines dans une tragédie personnelle. En mai 1949, à 34 ans, elle quitte l'Angleterre avec son mari Franck, à bord de Reliance, un ketch de 21 mètres qu'ils ont péniblement réaménagé pour aller vivre aux Caraïbes. Ce bateau est loin d'être prêt pour une telle traversée mais coursés par les créanciers et pour échapper à sa saisie, Anne et Franck prennent la fuite et la mer avant même d'avoir fini de le préparer. La malchance les rattrape et Le Reliance, coincé dans une tempête au large de la Manche, s'échoue près de Portland Bill. Le canot de sauvetage est projeté par la forte houle sur des rochers, Frank tombe à l'eau et se noie, tandis qu'Ann parvient à survivre.
Ce drame bouleverse sa vie, l'arrache à l'homme qu'elle aimait passionnément, la laissant face à une mer qu'elle redoute autant qu'elle la fascine. Pour se reconstruire, elle décide de raconter son histoire dans un premier livre, "Last Voyage", qui lui permettra d'étancher sa peine tout en essuyant ses dettes. Et pour se remettre totalement de cette épreuve, elle se lance un défi monumental : reprendre ce voyage inachevé et traverser l'Atlantique seule. La mer sera sa thérapie et cette aventure, un chemin vers sa renaissance.
Felicity Ann, dit FA' : le coup de coeur de 7 mètres
Grâce aux sous qu'elle a gagné avec la vente de son livre, Ann achète un petit sloop de 7 mètres, conçu par Sid Mashford et construit au chantier naval de Cremyll, en Cornouailles. Bien qu'elle trouve initialement le bateau trop exigu pour une traversée océanique, elle s'y attache rapidement : "Le prix était correct, et je me suis immédiatement connectée avec le bateau, c'est le genre de voilier qui s'enfile comme un pull", écrira-t-elle plus tard dans un article pour Life Magazine. Le sloop semble petit pour une telle entreprise, mais Ann est sûre d'elle et de son choix : "Je n'ai jamais envisagé que je puisse échouer", dit-elle encore, trahissant un optimisme forcené et presque naïf. Elle baptise son voilier Felicity Ann, "Anne Heureuse", et là encore, étale son appétit farouche pour le bonheur en lettres majuscule sur son étrave.
Le navire est profondément modifié avant son départ. L'ingénieur et marin Humphrey Barton recommande plusieurs ajustements cruciaux : réduction de la hauteur du mât de 2 mètres, installation d'un cockpit auto-videur, renforcement de la structure avec des bandes d'acier et l'ajout d'un réservoir d'eau de 95 litres. Ces préparations transforment Felicity Ann en une embarcation adaptée à l'Atlantique, bien qu'à la limite de ses capacités.
L'équipement du voilier inclut un jeu de voiles réduites, des feux de navigation et un compas portatif. Ses provisions se résument à des biscuits, de l'eau et du thé, et paraissent bien insuffisante au regard de l'energie qu'elle va devoir dépenser à bord.
Une préparation sommaire pour une traversée de l'enfer
Avant de larguer les amarres, Ann suit une formation en navigation. Encadrée par le commandant Lund, ancien instructeur de la Royal Navy, elle apprend les rudiments de la navigation astronomique et des calculs de marées. Cependant, elle avoue avoir pris la mer avec des lacunes : "Je comprenais les bases, mais additionner les chiffres restait un défi". Ce manque de pratique sera son plus grand problème : le Félicty Ann est prêt, mais Ann ne sait pas le manoeuvrer, et s'embarque dans une galère interminable où elle devra repousser les limites de la souffrance.
Top départ depuis l'Angleterre
Le 18 mai 1952, à 39 ans, elle quitte Plymouth, animée par un mélange de peur et de détermination. Pour s'empêcher de douter et de repousser indéfiniment ce départ, elle a déjà signé le contrat de son prochain livre qui racontera cette transatlantique : elle ne se laisse pas le choix et largue les amarres.
Dès les premiers jours, des avaries freinent sa progression. Elle est contrainte de faire escale en France à Douarnenez, puis modifie son itinéraire initial pour naviguer le long des côtes ibériques et nord-africaines où elle s'arrête souvent pour réparer son bateau et renforcer ses connaissances trop faibles. À chaque étape, elle subit l'usure des éléments : vent fort, vagues cassantes et une coque souvent envahie par les algues et les bernacles, qui, malgré la peinture au cuivre appliquée sur les oeuvres vives, ralentissent sa progression.
Une traversée de 65 jours
Ce n'est qu'en novembre 1952, 5 mois après son départ, qu'elle entreprend la traversée finale entre les Canaries et les Antilles, qui durera soixante-cinq jours. Les conditions s'intensifient pendant cette transatlantique et Felicity Ann encaisse des vents de force 8 et plusieurs chavirages. La météo difficile la fait dévier de son cap et elle dérive vers la Dominique au lieu de rejoindre Antigua, sa destination d'origine.
À bord, Ann lutte contre la dysenterie, souffre d'un lumbago, d'une blessure à la tête après s'être cognée contre la bôme, d'abcès dûs au mal de mer, de coups de soleils aux yeux et de privation de sommeil. Pour rester éveillée, elle a recours à des stimulants comme la Benzédrine, qui avec sa persévérance, devient sa seule arme contre les soucis qui s'abattent sur elle.
Le 26 janvier 1953, elle atteint finalement Portsmouth, en Dominique, devenant ainsi la première femme à traverser l'Atlantique en solitaire. Elle poursuit ensuite jusqu'à New York, où elle arrive en novembre de la même année, accueillie en héroïne par les américains. Elle sera leur invitée d'honnneur lors du Salon nautique de New-York l'année suivante.
Une nouvelle vie aux Etats-Unis
Elle reste aux Etats-Unis, se remarie et s'installe en Floride où elle continue de naviguer et d'écrire. Le récit de ses exploits "My Ship is so small" sort en 1956. Son mari Bert Billheimer, un ancien photographe du Miami Herald, partage avec elle sa passion pour les bateaux jusqu'à sa mort le 12 mai 1992 à l'âge de 78 ans.
Un record par hasard, tombé dans l'oubli
C'est peut-être parce qu'il ne porte aucune revendication sportive ou sociétale, que l'exploit d'Ann Davison est passé aux oubliettes et que son histoire est encore peu connue aujourd'hui, au Royaume Uni comme aux USA. Après sa mort, son bateau est resté des années dans l'ombre de quelques propriétaires privés, jusqu'à ce que récemment, 2 associations américaines le rachètent et décident de le restaurer et de s'en servir pour promouvoir l'émancipation des femmes à travers la navigation à voile.