Dans l'imaginaire collectif, la piraterie est souvent associée à des figures masculines telles qu'Edward Teach, dit Barbe Noire ou Bartholomew Roberts, dit Black Bart. Pourtant, au début du 19e siècle, une femme s'est imposée comme l'une des plus redoutables pirates à avoir jamais écumé les mers de Chine. Ching Shih, une ancienne travailleuse des maisons de plaisir de Canton, a réussi à dominer le monde impitoyable des pirates chinois en prenant la tête d'une flotte de plusieurs centaines de jonques.
Des débuts modestes à la piraterie
Née en 1775 à Guangzhou, dans la province de Canton, Ching Shih (alors connue sous le nom de Shih Yang) n'a pas grandi dans les privilèges. Issue d'un milieu pauvre, elle a passé son adolescence à travailler dans un bordel flottant. C'est là qu'elle est remarquée par Cheng I, un célèbre pirate chinois, en 1801. Il l'enlève, l'épouse, et l'intègre dans ses affaires. Très vite, elle s'impose comme une stratège redoutable. Dès leur mariage, elle négocie une position de pouvoir : elle exige 50 % des butins de son mari ainsi que le commandement de l'une de ses principales jonques.
Sous son influence, l'armada pirate de Cheng I, la ''Red Flag Fleet'' (la ''Flotte du Drapeau Rouge''), croît rapidement pour devenir une puissance maritime redoutée, comptant jusqu'à 70 000 hommes et 2 000 navires. À la mort de Cheng I en 1807, Ching Shih prend le contrôle total de la flotte, une décision qui aurait été inimaginable dans tout autre contexte.
La domination navale de la ''Red Flag Fleet''
À la tête de la plus grande flotte pirate jamais vue, Ching Shih mène ses hommes avec une discipline de fer. Elle met en place un code de conduite strict pour son équipage, allant de règles concernant le partage des butins à des sanctions sévères pour le non-respect de ses ordres. Les infractions graves, telles que le vol ou la désertion, sont punies de mort. Le viol des captives est aussi strictement interdit et ceux qui contreviennent à cette règle sont exécutés sans délai.
Ching Shih se distingue également par sa stratégie militaire : elle orchestre des attaques coordonnées contre les navires marchands européens, les navires mandchous de l'Empire Qing, et même les navires portugais et britanniques. Les mers chinoises sont sous son contrôle total et elle exige des droits de passage pour quiconque souhaite naviguer en toute sécurité.
Les activités de Ching Shih finissent par attirer l'attention des autorités chinoises et internationales. En réponse à sa domination croissante, l'empereur de Chine Qing envoie des flottes navales pour la défaire. Toutefois, Ching Shih se révèle être une stratège hors pair. À plusieurs reprises, elle bat les forces impériales chinoises, puis s'attaque aux forces britanniques et portugaises qui tentent de sécuriser les voies commerciales de la région. Même les alliances entre ces marines étrangères échouent à la faire plier.
Les jonques : des bateaux au service de la piraterie
Les jonques, bateaux emblématiques des pirates chinois, portent une conception astucieuse qui en a fait des atouts précieux dans les campagnes maritimes. Spécialement adaptées à la navigation dans les eaux côtières et fluviales de la Chine, ces embarcations se distinguent par leur coque en forme de V qui leur confère une excellente stabilité et leur permet de naviguer rapidement.
Les jonques sont pourvues de plusieurs mâts, dotés de grandes voiles fabriquées en toile de jute ou de coton, ce qui offre aux bateaux une flexibilité et une puissance de manœuvre inégalées, indispensables lors des attaques. Sous le commandement de Ching Shih, la ''Red Flag Fleet'' a su tirer parti de ces caractéristiques pour se transformer en une force maritime redoutée.
Les jonques possédaient également une capacité de charge impressionnante les rendant capables de transporter de grandes quantités de trésors et d'hommes. Leur faible tirant d'eau représentait par ailleurs un atout majeur leur permettant d'accéder à des zones peu profondes et de se dissimuler dans des estuaires. Cette agilité compliquait alors considérablement la tâche des forces navales impériales qui peinaient à capturer la flotte.
Cet avantage, allié à un armement efficace souvent composé de canons et de fusils, a permis à Ching Shih de mener des raids audacieux contre des navires marchands et des ports côtiers, consolidant ainsi son pouvoir sur la mer de Chine.
Dans un contexte où la piraterie était souvent perçue avec méfiance et répression, les jonques de la flotte de Ching Shih ont redéfini les dynamiques de pouvoir maritime et instauré un règne de terreur sur les eaux chinoises. L'un des moments marquants de son ascension fut la capture de Richard Glasspoole, un officier de la Compagnie des Indes orientales, qui passa plusieurs mois en captivité à bord de ses bateaux. Il témoigna plus tard de la violence extrême et des conditions de vie épouvantables à bord des jonques pirates.
L'art de la piraterie : une gouvernance pragmatique
Contrairement à beaucoup de pirates de son époque, Ching Shih ne se concentre pas uniquement sur la terreur et la violence. Sa gestion de la flotte est aussi basée sur le pragmatisme. Elle respecte les populations côtières, comprenant que maintenir des relations pacifiques avec les paysans locaux peut lui apporter des ressources et des informations vitales. Elle interdit donc à ses hommes de les molester sous peine de mort et s'assure que la majorité des butins est redistribuée équitablement parmi l'équipage.
La pirate gère également d'importantes alliances, notamment avec Cheung Pao, un lieutenant clé qui devient son second en commandement et probablement son amant après la mort de Cheng I. Ensemble, ils dominent les eaux chinoises, coordonnant leurs forces pour parer à toutes les tentatives de destruction par l'Empire Qing.
L'amnistie et la retraite
Après des années de domination, Ching Shih commence à ressentir des signes de discorde au sein de son armada. L'un de ses capitaines, Kwo Po Tai, éprouve de la jalousie envers sa relation avec Chang Pao et refuse d'apporter son soutien lors des batailles. Ce conflit interne, associé à la pression croissante exercée par la marine impériale et les flottes européennes, menace sa position.
De son côté, plutôt que de continuer à subir des pertes dévastatrices, l'empereur Qing prend finalement la décision d'offrir une amnistie aux pirates : il propose la paix ainsi que des titres honorifiques en échange de la cessation des hostilités. Ching Shih saisit cette opportunité et accepte de rendre les armes en 1810 en échange de la garantie de sa liberté et d'un titre officiel. Elle réussit à conserver une grande partie de sa fortune et se retire dans la prospérité avec Chang Pao, devenu lui aussi mandarin de la marine impériale. Contrairement à la majorité des pirates de l'époque, Ching Shih termine sa vie en paix, dirigeant une maison de jeu jusqu'à sa mort en 1844 à l'âge de 69 ans.
Dans un monde de gouvernance dominé par des hommes, Ching Shih a su transformer une flotte pirate en une véritable force politique et économique défiant les empires et redéfinissant les règles du jeu maritime. À travers ses tactiques astucieuses et sa discipline sans faille, elle a marqué l'histoire nautique comme l'une des pirates les plus redoutées, mais aussi les plus respectées.