L'heure du départ approche pour la première transatlantique de Grain de Sail II. Dans deux jours, ce vendredi 15 mars à 11h, le voilier-cargo sera dans l'écluse de Saint-Malo, pour un passage de sas à 12h30. Olivier Barreau, co-fondateur de Grain de Sail, se confie sur ce symbole d'innovation et d'engagement environnemental.
On raconte que votre frère et vous êtes grands amateurs de "bons goûts" et d'aventure. Aviez-vous déjà une expérience de la voile au préalable ?
En ce qui concerne le fait que nous aimons les choses de "bons goûts", je ne sais pas qui a dit ça ; cela semble un peu présomptueux. Jacques, mon frère, et moi sommes comme tout le monde ! Nous pensons qu'il est important de remettre la qualité des produits consommés en avant. Contrairement à la tendance des aliments industrialisés, nous mettons l'accent sur la santé et la valeur gustative. Plutôt que d'acheter beaucoup de denrées médiocres, nous préférons consommer moins, mais de manière plus réfléchie. Cela a également plus de sens d'un point de vue environnemental.
Quant à la pratique de la voile, il existe différentes façons d'utiliser le vent. J'ai beaucoup navigué en planche à voile, ainsi que participé à quelques régates en bateau, mais je n'avais jamais eu l'expérience du grand large. Ma passion pour le vent est assez prononcée et explicite. J'ai également exploité cette force naturelle dans la pratique du parapente et, en tant que musicien, je ressens même une affinité particulière avec les instruments à vent. C'est vous dire à quel point il est efficace pour de nombreuses choses !
Lorsque j'ai compris son potentiel, l'idée de Grain de Sail a émergé en 2010, d'autant que j'avais été formé sur la manière de réaliser des économies d'énergie via l'utilisation du vent. Suite au développement des parcs éoliens terrestres et offshore, je savais que pour propulser des navires de manière décarbonée, le seul moyen efficace était d'adopter des voiles.
Vous êtes-vous inspiré d'un modèle de bateau en particulier pour concevoir les lignes de Grain de Sail ?
Au départ, l'idée d'utiliser d'anciens navires semblait intéressante, mais nous avons réalisé que cela ne serait pas suffisamment efficace sur le plan économique. Nous avons cherché une approche réaliste et durable pour rendre nos projets viables à long terme. Il n'existait pas de modèle standardisé de voilier-cargo pour la marine marchande, ce qui nous a obligés à réinventer de nombreux aspects du concept. Nous avons dû rassembler des idées de différentes sources, réfléchir à la meilleure façon de construire ce type de bateau. Cela a commencé il y a 8 ans.
Grain de Sail I était un prototype démonstrateur destiné à expérimenter un système à échelle réduite. Cela nous a permis d'effectuer des tests, absorbant ainsi les inévitables erreurs qui surgissent généralement lors de ce processus. Nous nous sommes inspirés de plusieurs types de gréements et avons examiné différentes formes de coques ; celles des catamarans, des trimarans et des monocoques. Pour traverser l'Atlantique nord en plein hiver, le choix d'un monocoque et d'un gréement fractionné de type goélette est apparu comme la solution la plus adaptée pour rendre modulable le gréement de très grande taille que nous souhaitions. Tout cela a été réalisé en collaboration avec une équipe composée du personnel de Grain de Sail, d'architectes, de spécialistes, et de partenaires externes. Notre objectif principal était de concevoir des voiliers-cargo, tout en réussissant à réellement décarboner le transport maritime. C'est là que nous avons commencé à rencontrer des difficultés dans notre réflexion. Les cargos actuels émettent moins de carbone que ce que la plupart des gens pensent, environ 20 grammes par tonne et par kilomètre pour la moyenne du transport transatlantique. Nous avons identifié tôt cette problématique et avons décidé de construire des voiliers-cargo capables de se passer totalement du moteur lors de leurs traversées.
Le Grain de Sail II, avec ses 1500 mètres carrés de voile pour un bateau pesant seulement 600 tonnes (structure en aluminium), est un bateau très léger avec une véritable carène de voilier. Son plan anti-dérive efficace lui permet d'avancer comme un voilier performant. Il a fallu également travailler sur la propre consommation du bateau qui règle les systèmes de barre, hydrauliques, de radio, d'éclairages... Finalement, cela donne une sorte de navire ''passif'' : les différents aménagements ainsi que les cales sont fortement isolées, et nous produisons notre propre électricité grâce à des panneaux solaires et deux hydro-générateurs, générant 9 kilowatts chacun à une vitesse de 11 nœuds. Avec un parc batterie de 100 kilowattheures, nous sommes totalement autonomes en énergie, ce qui élimine ainsi le besoin de faire fonctionner un générateur. Pour le chauffage, nous utilisons une chaudière fonctionnant aux pellets ; cela permet d'utiliser le cycle court du carbone et de produire de l'eau chaude sanitaire. L'économie carbone a donc été totalement travaillée afin de descendre en dessous des 2 grammes par tonne par kilomètre, voire de viser le 1 gramme. Il faut être radical : on ne se contente pas de réduire le bilan carbone, on le tue !
Quel a été votre ressenti le 11 janvier lorsque Grain de Sail II faisait ses premiers bords en baie de Saint-Malo, toutes voiles dehors, et comment appréhendez-vous le départ de vendredi ?
C'était un moment très émouvant de voir le résultat de huit années de travail et de tout notre savoir-faire acquis sur Grain de Sail I. Nous avons été étonnés et impressionnés par les performances du voilier-cargo, qui ont dépassé nos attentes. Le gréement fonctionnait parfaitement, sans aucune erreur de conception, et notre système de réduction de voilure était opérationnel.
De nombreux essais ont alors été engagés pour nous assurer que le bateau puisse naviguer dans toutes les conditions météorologiques, du vent faible jusqu'à des rafales de 70 nœuds, voire plus. Nous sommes très satisfaits des résultats obtenus et nous sommes prêts à partir en transatlantique ! Nous avons atteint des pointes de vitesse à plus de 15 nœuds et avons esquissé un sourire en observant les invités de bord, tant intrigués par le chant de vibration inhabituel du bas hauban du mât de misaine (V1), un câble d'acier de 52 mm de diamètre utilisé pour les ponts suspendus !
52m de long sur 10,70 m de large, hors-tout. Sur un voilier de cette envergure, chaque manœuvre doit être minutieusement préparée et anticipée pour éviter d'endommager le bateau ou de causer des blessures à quiconque. Quelles ont été les conditions d'entraînement de l'équipage ?
Initialement, un bon nombre de membres de l'équipage a été mobilisé pour effectuer les manœuvres, chacun suivant des procédures spécifiques. Chaque manipulation était décomposée en étapes distinctes.
Lors des séquences d'essai, nous avons pu observer que la navigation fonctionnait efficacement avec seulement trois marins opérant l'intégralité du bateau. Il y aura donc 9 marins au total à bord pour cette transatlantique : 2 bordées de 3 marins, un cuisinier, ainsi que 2 marins en formation permanente. Loys Leclercq, architecte de L2O naval qui a conçu le bateau, sera a priori à bord pour assurer le suivi de la conception, et continuer à valider les améliorations potentielles.
Après avoir déchargé à New York et mis le cap sur l'Amérique latine, les frères Barreau ont-ils en tête d'autres initiatives pour l'avenir de Grain de Sail ?
L'idée est de ne pas naviguer à vide. Nous transporterons nos matières premières. À chaque arrivée, nous récupérons nos cafés verts et nos masses de cacao à Pointe-à-Pitre en Guadeloupe. Pour le financement de Grain de Sail, nous avons dû suivre une logique inversée : d'abord inaugurer notre torréfaction de café en 2013, puis notre chocolaterie en 2016, et enfin le lancement de Grain de Sail I en transatlantique en 2020.
Les cales de Grain de Sail II ont été ouvertes à des groupes et des entreprises souhaitant décarboner leur transport. Dans ce contexte, nous exportons également un peu de vin aux États-Unis. Nos deux cargos sont parmi les moins émetteurs de CO2 au monde, c'est pourquoi les entreprises acceptent de payer un prix plus élevé pour leurs palettes afin d'obtenir la garantie d'un niveau de décarbonation très élevé. Notre entreprise est une compagnie maritime, mais également un prestataire de services de transport, avec une personne dédiée à la commission de transport au sein de l'entreprise, ce qui leur offre une solution sécurisante. Il ne faut pas oublier que nous sommes des armateurs de voiliers-cargo et non l'inverse; nos bateaux sont avant-tout des voiliers.
Nous envisageons de construire les Grain de Sail III, IV et V dans les cinq prochaines années, et d'opérer un départ tous les quinze jours. Nous attendons de signer des contrats qui nous permettront de remplir les bateaux, une fois que les clients auront constaté que tout se passe bien. Nous sommes déjà confiants de notre côté, puisque nous avons déjà réalisé 15 traversées transatlantiques avec Grain de Sail 1 !