À quelques jours du départ, dans quel état d'esprit êtes-vous ? Vous êtes l'un des binômes qui connaissent le mieux leur bateau. Quelles sont vos ambitions sur cette Jacques Vabre ?
Charles Caudrelier : On est prêt. Ça a été une année active. On a changé pas mal de choses, notamment beaucoup d'appendices. On a préparé cette course et pris en main les nouveaux appendices. On a tout le potentiel pour gagner et on en a l'ambition.
Les bateaux neufs viennent aussi pour gagner. Mais ils ont moins de pression, car ils savent qu'ils ne sont pas à 100 % de leur potentiel de par leur jeunesse justement. Tout le monde s'est préparé. Tous ont de bons sponsors et les moyens de bien se préparer. Tout le monde à l'ambition de gagner.
Franck Cammas : C'est une belle course, et un évènement marquant dans le programme Ultim, au même titre que la Route du Rhum. C'est un rendez-vous important pour les Ultim et toutes les classes. C'est le 3e grand évènement de course au large après le Vendée Globe et la Route du Rhum. C'est bien d'y figurer. Les bateaux neufs ont beaucoup de potentiels et pas de garantie de casser. Ils peuvent très bien finir en "entier".
Quels sont les travaux effectués sur le Maxi Edmond de Rothschild et notamment sur les appendices ?
Franck Cammas : Il y a toujours de petites évolutions. On essaye de repousser les limites qui apparaissent au fur et à mesure de notre progression. On développe une caractéristique, une autre se met en warning. On ne s'arrête pas de développer ce bateau. On repousse les limites hydrodynamiques avec la cavitation des appendices.
On a changé les 3 safrans, causes de notre arrêt sur le Jules Verne. On a également changé d'autres plans porteurs, les foils et l'aile de raie, le plan porteur sous la dérive. Mais on n'utilisera pas ces nouveaux foils sur la Jacques Vabre. On n'est pas suffisamment satisfait. Sur les plans porteurs et la dérive, on a fait une belle évolution, avec des formes nouvelles. On se met au goût du jour, car les concurrents qui sortent des nouveaux bateaux ont tous des appendices neufs.
Charles Caudrelier : L'objectif c'est de voler plus tôt et plus vite. Si on veut voler très tôt, il nous faut des appendices assez grands. Aujourd'hui, on décolle à partir de 26 nœuds. Avant c'était plutôt vers 28/29 nœuds. Si on pouvait décoller dès 23 nœuds, on serait content ! Une fois en vol, on met le turbo !
Aujourd'hui on saurait faire des appendices qui pourraient décoller dès 20 nœuds, mais ils seraient beaucoup plus grands, plus lourds et plus épais. Ce qui poserait problème à haute vitesse. À 40 nœuds, il y aurait de la cavitation – des bulles d'air dans l'eau – car l'appendice serait trop chargé. La cavitation détruit nos appendices et elle apparait vers 40 nœuds. Aujourd'hui, on arrive à atteindre 43 nœuds avec les nouveaux foils, mais on se heurte de nouveau à un mur au-delà de cette vitesse. C'est difficile de faire un appendice polyvalent.
Contrairement aux autres équipes, vous êtes deux skippers attitrés sur le Maxi Edmond de Rotschild. Est-ce une force et comment se répartissent les rôles à bord ?
Franck Cammas : C'est une force de travailler à l'année ensemble et de partir ensemble sur cette transat. La plupart des binômes se forment sur la partie sportive et la course elle-même. Avoir réfléchi ensemble sur les évolutions du bateau et vécu quelques années dessus nous permet de le connaitre beaucoup mieux. En théorie donc, ça nous permet de bien le régler et le maitriser. C'est la force de cette organisation de co-skippage, notamment sur la Transat Jacques Vabre.
Charles Caudrelier : Il y a deux situations. En mer, quand on navigue en double, 80 % du temps c'est du solitaire à mi-temps. On alterne entre le repos et les prises de décision. Il y a aussi la météo, pour laquelle nous sommes aidés par un routage à terre. Erwan Israël et Stanley Honey sont nos routeurs. Ça nous permet de nous concentrer sur la performance et moins sur la météo.
Ensuite, il y a la terre. On se répartit les rôles en fonction des aptitudes et des qualités de chacun. Franck a eu beaucoup de bateaux, et en a dessiné beaucoup. Il est très à l'aise sur cette partie design. Je gère le reste, je prépare la navigation…
Quels sont les contraintes et avantages d'un format de course en double en comparaison du solitaire ou de l'équipage justement ?
Franck Cammas : Il n'y a pas beaucoup d'inconvénients. Ce format est très adapté aux multicoques. Ils demandent beaucoup d'attention parce qu'ils vont vite. On doit être sur un fil à ne jamais dépasser pour ne pas risquer le chavirage. En solitaire, ça demande beaucoup de vigilance. En double, ça permet d'avoir moins de marge par rapport à cette limite. On peut exploiter à 100 %. En solo, on ne peut pas mener le bateau à sa limite et son potentiel.
J'aime pas mal cette formule. On laisse moins de part au hasard et à la prise de risques. C'est quelque chose d'intelligent à gérer. Personne ne risque rien. Ça ressemble plus à une vraie régate comme on aime le faire en équipage. Ce n'est pas la même ambiance à bord. On partage à deux. C'est différent du solitaire et plutôt agréable. On vit quelque chose de fort sur ce genre de course et sur ce bateau. En solitaire, on partage des choses avec des gens que l'on ne voit pas, à terre, ou de l'autre côté du téléphone.
Charles Caudrelier : C'est un format que l'on adore. En solitaire, en multi, tu as le stress du chavirage. Dès que tu t'endors, tu stresses, donc tu dors peu. En double, c'est passionnant. C'est tout un exercice à gérer. On peut exploiter le bateau à fond, échanger, partager. Même si on partage toute l'année. Quand tu joues un projet sur du double, on partage nos points de vue. Ça amène un regard neuf ou à avoir un regard neuf.
Le solitaire, c'est très particulier. Tu fais ta course seul même s'il y a une équipe derrière. Là, on partage à deux, les bonnes émotions, comme les mauvaises. Ça fait du bien. On est en bonne harmonie avec le co-équipier et humainement c'est sympa. Quant à la performance, tu as vraiment l'impression d'exploiter le bateau. En double, on dort mieux même si on pense au chavirage !
Que pensez-vous des nouveaux parcours de course ? Qu'est-ce que ça peut changer ?
Charles Caudrelier : C'est un parcours plus long, adapté à nos bateaux. Je trouve ça très bien d'arriver la même semaine. On va essayer de respecter l'arrivée par taille de bateaux sinon ça sera illisible pour le public.
Le parcours, on le connait. La première partie c'est une Jacques Vabre comme avant. La 2e partie est toujours intéressante. C'est un parcours que l'on fait en équipage, comme sur la Volvo Ocean Race. Donc on connait aussi. C'est intéressant à la descente comme à la remontée.
Franck Cammas : À Salvador de Bahia, on aura fait un bon tiers de la course alors qu'avant c'était l'arrivée. Ce n'est pas la même course. C'est un parcours nord-sud, avec beaucoup de transitions météo. C'est un aller-retour et la course va être ouverte jusqu'au bout grâce à ça. Il va aussi y a voir de la gestion de course, comme pour les bonhommes et les bateaux. Le parcours est plus long, il va y avoir plus de fatigue. Ce n'est pas le même rythme.
Comment vous sentez-vous face à la concurrence, aussi bien en termes personnels qu'en termes matériels (bateau) ?
Charles Caudrelier : C'est dur à dire, car on ne s'est pas beaucoup affrontés. On a une analyse pure des bateaux. Sodebo, on le connait bien. Il a bien progressé. Il n'est pas très rapide et ne volait pas au début. Depuis l'année dernière, il vole et progresse. Ses performances sont très proches du nôtre même si on l'a toujours battu. Il a des points forts au portant et ce sont les conditions qu'on risque de rencontrer.
Le bateau de François, SVR-Lazartigue on ne l'a rencontré que dans le petit temps, mais il va très vite. On pense que c'est un très bon bateau. Il l'a optimisé avec son expérience et l'analyse de notre bateau. Gitana est une référence de performance depuis 4 ans.
Banque Pop, est le 2e bateau de l'écurie. Le premier n'était pas très bien réussi. Le 2e s'inspire de Gitana. Il est très bien. On le pense très efficace. Ils vont être dans le match, mais sont juste jeunes. Ils vont être performants.
Yves Le Blévec a un bateau avec qui on a régaté. Il va très vite. On a du mal à le battre à chaque fois. Son bateau est fiable. Il est plus ancien que nous en termes de design, mais il est performant.
Le plateau est très homogène. C'est la première fois. Avant, il y avait toujours un bateau qui dominait la flotte. Après, on ne s'est rencontré que dans certaines conditions, donc on ne sait pas vraiment. Mais tous vont être rapides.
Franck Cammas : Les deux bateaux mis à l'eau cette année ont une belle cohérence. Il n'y a pas de surprises. Ils sont allés dans la voie qui semble fonctionner, et dont Gitana, en 2017, était précurseur. Les choix techniques convergent autour de ces bateaux-là, de notre bateau. Mais ils sont allés plus loin. Ils ont fait des affinements. C'est normal.
Partir d'une page blanche et faire des pièces neuves permet de progresser dans tous ces détails. C'est tout l'intérêt d'avoir un bateau neuf. Ils vont aller très vite à terme. Il faut un temps de mise au point et de connaissance du bateau pour l'exploiter et avoir les bons réglages. Mais sur le papier ils vont aller vite.
Après la Transat Jacques Vabre, quels sont vos projets ?
Franck Cammas : La Route du Rhum pour Charles. C'est l'épreuve phare en Ultime avant le tour du monde en solitaire en 2023. La Jacques Vabre permet de préparer cette course-là et d'établir une bonne liste de développement après le bilan de la course. On en saura encore plus pour mieux développer le bateau pour la Route du Rhum pendant ces 10 mois qui précèdent. C'est une année importante.
Charles Caudrelier : On espère faire le Trophée Jules Verne, le 25 décembre 2021. On a toujours l'ambition de ramener le bateau et de le préparer.
Pour éviter que ce soit compliqué, on s'est mis d'accord dès le début du projet. Ce n'était pas simple parce qu'on avait tous les deux envies de faire la Route du Rhum et le Tour du monde. Ça s'est fait comme ça. J'avais très envie de faire une Route du Rhum en multicoque. Je n'ai jamais pu le faire. Quand j'ai commencé ma carrière, c'était mon objectif principal. Franck l'a déjà fait et gagné. Il a accepté de me la laisser. Et ça avait du sens de faire le tour du monde derrière. J'avais très envie de faire du solo et on a respecté mutuellement les envies de chacun.