Sauvetage de Kevin Escoffier - L'étrange semaine racontée de Jacques Caraës

Jacques Caraës, directeur du Vendée Globe 2020

Jacques Caraës est le directeur du course du Vendée Globe 2020. Il a vécu aux premières loges l'accident, le sauvetage puis la récupération de Kevin Escoffier dont l'IMOCA PRB a coulé au large de l'Afrique du Sud. Il a partagé avec nous son ressenti et la manière dont il a éprouvé, en tant qu'homme, cet accident à l'issue favorable.

Lorsqu'un de nos proches est en danger, nous avons tous pour réflexe de lui porter assistance et secours. Imaginez un instant que ce proche soit à des dizaines de milliers de kilomètres et que rien au monde ne vous permette de le rejoindre ou d'agir immédiatement pour le mettre en sécurité.

C'est ce qu'a vécu Jacques Caraës, le directeur de course de la 9e édition du Vendée Globe.

Jaques Caraës, acteur à distane
Jaques Caraës, acteur à distance

Changement de quart

La direction de course du Vendée Globe ne dort jamais. À l'instar des compétiteurs en mer, elle est en course 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Pour y parvenir, comme en mer, des quarts sont créés, avec une équipe toujours active. Le quart du matin s'achevait en ce 30 novembre 2020.

Alerté par le Responsable technique de PRB

"Je coule, ce n'est pas une connerie, mayday ! " C'est par ce message sur Whatsapp que Marc Fayer, le responsable technique de l'équipe PRB a été, le premier, alerté par le skipper Kevin Escoffier. Une avarie majeure avait eu lieu sur son IMOCA. La situation semblait extrêmement grave.

PRB le bateau de Kevin Escoffier
PRB le bateau de Kevin Escoffier

Le Directeur de course nous explique : "Nous disposons, pour chaque bateau, d'un dossier détaillé notamment une partie sécurité. Elle contient les coordonnées des personnes à contacter en cas de problème. C'est, selon le protocole mis en place, de la responsabilité de l'équipe du compétiteur de le faire. Non pas que nous nous déchargions, mais ça permet de répartir plus efficacement les rôles, la direction mène la course. Et, fréquemment, les équipes ont rencontré les proches du marin, ça aide."

"C'est Marc qui m'a appelé pour m'annoncer avoir reçu ce message. C'est le seul que Kevin a envoyé. À ce moment-là, on tente de le contacter, par Skype, Whatsapp et Iridium. Aucun succès."

Alerte confirmée par les militaires de Gris-Nez. "Le 30 novembre 2020, à 13 h 53, UTC, je reçois appel d'un opérateur du Cross Gris-Nez (Pas-de-Calais, France). Il m'indique que l'EPIRB de bord de PRB (la balise 406 MHz) a été déclenchée. Je sais à ce moment précis que la conjonction du message Whatsapp et du déclenchement n'indiquent rien de bon."

"De leur côté, les gars de Gris-Nez indiquent contacter MRCC Cape Town pour la remontée de l'alerte".

Réaction prompte

Réaction instantanée dictée par l'urgence de la situation. "Nous disposons en temps quasi réel de la position de tous les bateaux. Je remarque que Jean [Le Cam NDLR] est le plus proche de la zone. Il se trouve à ce moment précis à 24 milles du point de déclenchement de la balise."

La course n'est pas arrêtée pour autant, les rôles se répartissent en application des protocoles prévus. Jacques et le comité rapproché se mettent dans une bulle.

Il décrit cette bulle, "Je me charge des contacts avec Jean et Gris-Nez. Hubert Lemonnier se charge des relations et des communications avec Cape Town. Claire Renou s'occupe de la main-courante. Il est fondamental dans ce genre de situation que les rôles soient répartis d'avance et que personne ne se pose de question. La pire des choses face à une telle urgence serait de penser que quelqu'un a accompli un truc. C'est interdit, point final. Chacun doit savoir ce qu'il a à faire et le faire, sans se poser de question. Il vaut mieux avoir prévenu deux fois une autorité, par exemple, que de penser que l'autre l'a fait."

Rigueur et organisation militaire. Il faut sauver le marin Escoffier

Il faut une rigueur et une organisation huilée pour réussir un sauvetage. Et du dévouement aussi : "Hubert était de repos, son quart était terminé. Il nous a rejoints, pour être utile. Parce qu'il savait qu'il le fallait."

Le sens marin ou juste de l'humanité, après tout, qu'est ce que ça change ?

Kevin est en vie

Jean Le Cam se rend sur zone, à la demande de Jacques. "Jean s'est dérouté. À 16 h 04, UTC, il était sur zone. Immédiatement, il m'indique qu'il a le radeau de Kevin en visuel. Kevin est en vie !"

Il détaille. "Par Skype, il m'explique qu'il a discuté verbalement avec Kevin. Il a revêtu sa TPS et il est "sain et sauf". Autant qu'on puisse l'être en cas identique. J'avise Gris-Nez, Hubert avise Cape Town. Je garde le visuel en permanence sur Jean par Skype. Je le laisse aller et venir. Il déplombe son arbre et démarre le moteur pour être plus manœuvrant."

La vidéo assure tout son rôle alors, nous explique Jacques. "L'apport de la vidéo est immense, c'est à ce moment-là que je m'aperçois que ce qui peut être vu comme un gadget de communication est en fait un vrai outil de travail. Jean a maintenu la conversation Skype ouverte en permanence, je le voyais œuvrer et se déplacer, sans avoir besoin d'interagir avec lui pour lui demander un statut. C'est une liberté donnée simultanément au sauveteur et à l'organisateur."

Le sauvetage perdure. "À 18 h 12, UTC, Jean m'informe qu'il a perdu de vue Kevin au cours des manœuvres. Je sens un moment de désespoir infini pour lui. Ce qu'il se passe alors, ce n'est pas un directeur de course qui parle. On est entre humains. On se parle de ce qu'on ressent et de comment on se sent. Je sais qu'à distance, je dois parler à Jean. J'ai le devoir, à distance, de le rassurer et de lui dire l'importance de ce qu'il fait."

Balayage de la zone pour Yes We Cam !

"Jean est revenu par 6 fois au point de déclenchement sans succès. Je restais en contact permanent avec Gris-Nez, qui me communiquait des localisations souvent différentes de la balise. L'une, notamment, distante d'une quinzaine de milles. Je demande à Jean de s'y rendre. Pour rien. Je vérifie avec les Français que la décimale de la balise est bien identique. Après tout, Kevin aurait pu avoir plusieurs balises qui se seraient déclenchées simultanément, au contact de l'eau par exemple. Ou pire, ç'aurait pu ne pas être celle du radeau. Confirmé, c'est constamment la même", nous explique Jacques.

Des erreurs de localisation dues à un choix de balise discutable, c'est ce que nous explique le directeur de course "Il existe globalement deux systèmes de radiolocalisation. L'un est basé sur l'effet doppler, c'est le GNSS, qui couple GPS et Galileo [NDLR ces satellites sont situés à 20 000 km d'altitude NDLR]. Il est efficace tant que les déplacements sont verticaux et faiblement horizontaux. C'est par un calcul du temps de propagation du signal en provenance du satellite qui permet d'obtenir un point orthodromique. Certaines balises ajoutent de la localisation par Iridium, avec des satellites qui, s'ils utilisent le même principe doppler, sont un complément technique d'un autre ordre [NDLR la constellation Iridium est faite de satellites situés à seulement 780 km d'altitude NDLR] dans une mer de 5 à 10 m de creux, une erreur de calcul est promptement arrivée."

Différentes technologies de localisation pour les balises
Différentes technologies de localisation pour les balises

Allo, Cape Town ?

Les autorités gestionnaires sont assez inactives, c'est ce que nous explique Jacques Caraës. "Les contacts que tentait d'entretenir Hubert étaient assez passifs. Prestement, j'ai vu avec les Nordistes de Gris-Nez pour qu'ils reprennent l'autorité sur l'opération, car dans les faits, c'est l'Armée Française qui menait la danse. Les Sud-Africains n'apportent pas réellement de concours. C'est plus nous qui les tenons au courant que le contraire."

Kevin ne sera pas sauvé ce soir.

La nuit tombe sur les mers du Sud. Jean Le Cam a perdu son ami de vue. "Kevin pensait devoir économiser des batteries. Il m'a expliqué qu'il s'était mis en mode survie rapidement. Il a donc cru bon de désactiver sa MOB AIS (balise de radiolocalisation personnelle AIS) pour ne pas trop bouffer les batteries, là où ç'aurait été bien utile qu'elle soit allumée. Ne pensez pas que ce soit une erreur, non, c'est juste un choix. Il ne pensait pas pouvoir être sauvé de nuit, il n'a ainsi pas déclenché de pyrotechnie ni de signal lumineux. Kevin a joui de cette faculté de se mettre rapidement en condition de survie et de gérer son stress et son fonctionnement du moment. Il se voyait dans cette condition pour un bon moment."

La direction de course demande d'autres navires sur zone. "À 18 h 49, UTC, je demande à Maître Coq, à Arkea Paprec et à Sea Explorer de se rendre sur zone. Le CROSS prend contact avec le Commandement de Brest pour valider la présence d'un navire état [un bâtiment de la Marine Nationale Française] sur la zone. Négatif. À 19 h 44, UTC, Yannick Bestaven et Sébastien Simon y sont."

Utilisation du modèle MOTHY de Météo France

Jacques n'attend pas que les bateaux arrivent sur ma zone de naufrage. "Entre-temps, j'ai demandé au CROSS une dérive de radeau. C'est Météo France qui le fait, grâce aux calculs du modèle MOTHY [Modèle Océanique de Transport d'HYdrocarbures NDLR]. Trois quarts d'heure plus tard, nous avons la réponse. Météo France nous fournit des prévisions de dérive à +6 et +9 heures du déclenchement de la balise. Nous organisons les recherches. Jean va se reposer un peu."

Une organisation militaire se met en place, toujours documentée à l'avance pour ne pas éprouver de question à se poser. "Nous adressons à chaque bateau un mail avec la zone de recherche à couvrir et une stratégie de balayage de cette zone, établie conjointement avec les militaires calaisiens. En second lieu, je route Maître coq sur la bande H+9. Sea Explorer va sur la bande des 6 heures. Arkea Paprec prend route vers la dérive la plus probable, West. Il aperçoit un point lumineux et s'y rend. Le point est à une quinzaine de mille de sa position. Échec, était-ce un reflet ou autre chose ? Aucune idée."

Les choses s'accélèrent et se mettent en place.

De nouvelles positions de balise sont remontées. Occasion de réveiller Jean le Cam nous explique le directeur de la course. "À 22 h 52, UTC, le cross m'informe qu'ils ont reçu de nouvelles coordonnées de la balise. Jean est à proximité. Évidemment, il s'y rend sans attendre. Faisant route, il ne trouve rien. Mais il aperçoit un feu, dans son Sud-Est."

On ne réfléchit pas alors, on agit. "Jean fait route vers ce point lumineux. C'est le radeau. C'est Kevin. Le plus surpris de tous, c'est Kevin. Il se voyait réellement embarqué pour plusieurs jours sur ce radeau." Jean le Cam immobilise au mieux son IMOCA. Démarrage du moteur. "En panne, l'hélice ne se déplie pas. Je distingue par Skype le hurlement de son moteur. Jean bat violemment en arrière. L'hélice se déploie. Jean ne communique plus à ce moment-là, il a perdu cette capacité. Je crois qu'il existe des moments, dans la vie, où le cerveau animal prend le contrôle de l'ensemble du corps. C'en était un."

Manœuvre. Approche. Lancement de la bouée vers le naufragé.

Sauvé !

Il est 01 h 16 TU. "Kevin Escoffier est sauvé. Il est à bord de Yes we Cam. Jean le Cam a pu récupérer le navigateur."

Le directeur exulte, toute son équipe aussi. "J'avise le cross Gris-Nez. Sans tarder, je retourne dans mon rôle de celui qui mène la course. Je libère Yannick, Boris et Sébastien. J'adresse un message à l'ensemble de la flotte et aux coureurs. La course reprend. Kevin est sauvé !"

La suite sera moins haletante. Encore que ?

Jean souffre

Le directeur de course reste à la manœuvre, c'est son rôle de s'assurer que Kevin Escoffier ralliera la terre au plus vite. "Pour lui d'abord, en tant qu'humain. Il éprouve le besoin de se poser. De retrouver les siens et la sécurité d'un lit qui ne bouge pas. Et pour Jean ensuite. Il doit retourner dans sa course, fermer la parenthèse. Enfin, essayer de la fermer. Jean est un mec profondément humain et sensible. On peut le voir bougon ou râleur, se donner des airs de dur à cuire. Mais au fond de lui, il a souffert énormément de ne pas avoir trouvé Kevin la première fois. Et il en souffre encore, je le sais et je le sens quand nous échangeons. C'est mon boulot, en tant qu'ami de Le Cam d'abord, que de soutenir mon ami. Et en tant que directeur de la course, que de m'assurer que les skippers ne souffrent pas plus que de raison."

Jean le Cam au départ du Vendée Globe 2020
Jean Le Cam au départ du Vendée Globe 2020

Et Kevin ? 

"Nous nous connaissons moins Kevin et moi, mais c'est une personne adorable, avec qui j'ai entretenu de longues conversations. Nous ne sommes pas de la même génération, mais cette différence n'efface rien du lien que j'ai avec lui", explique le directeur

Kevin Escoffier au départ du Vendée Globe 2020
Kevin Escoffier au départ du Vendée Globe 2020

Tension avec la grande muette

Jacques organise aussi la récupération de Kevin Escoffier du bord de Jean le Cam. "Je ne voyais pas comment on pouvait récupérer Kevin dans un port. Je pensais aux Kerguelen, mais ça demandait beaucoup de temps. Je savais que Nivôse était dans les parages, donc j'ai appelé immédiatement le Commandant du navire, Frédéric Barbe. Je reconnais a posteriori que j'aurais sans doute dû respecter la hiérarchie et le fonctionnement de l'armée. Les hommes du ministère des armées n'ont pas oublié de me le rappeler. Ne le dites pas, je possède le numéro de téléphone de Nivôse !"

La frégate Nivôse
La frégate Nivôse

Organisation du transbordement

Le Directeur de Course, le CROSS et la Marine Nationale restent en relation. Il s'agit, là, de dérouter non plus un IMOCA ou deux, mais une frégate de 100 mètres de long. Jacques Caraës nous explique. "On est restés en direct pour le lieu du rapprochement. L'idée était de trouver un moment de météo idéal dans un lieu pas trop éloigné de Jean le Cam. L'ensemble des personnes impliquées à terre comme sur Nivôse ont été brillantes et humaines."

Lieu et moment trouvé, vient le transbordement dont voici le déroulé : "Jean était sur Skype quasiment en permanence pendant toute cette semaine, avec moi notamment. Dès que nous avons su comment les choses allaient se passer, le commandant de la frégate a obtenu tous les moyens pour contacter Jean. Ils se sont synchronisés, en gens de mer, de leur côté. Je suivais à distance cette récupération, avec un petit pincement au cœur pour Jean et Kevin qui allaient se séparer après tant d'énergie humaine."

La technique reprend rapidement le dessus des émotions. "Le Nivôse arrivé sur zone. Silence sur Skype, les militaires sont à l'œuvre. Jean empanne et rejoint la zone prévue du "drop" de Kevin. Nous, on regarde ça se dérouler, à 10 000 kilomètres des Sables-d'Olonne, comme  un film d'action. Un semi-rigide est mis à l'eau avec 4 plongeurs à son bord. Kevin enfile une nouvelle fois sa combinaison. Dernier salut à Jean. Il s'empare du sac d'avitaillement pour son camarade. Il contient du pâté Hénaff. Jean voulait des rillettes. Le jury a accepté ma demande de ravitailler Yes we Cam. Kevin saute à l'eau. Les plongeurs l'accrochent. Il est sauvé. Définitivement sauvé."

Presque touristique la suite pour le rescapé. Retour à bord de Nivôse. Premier contact avec la terre mère pour Escoffier.

En course !

Jacques reprend la barre de sa course. Avec son équipe.

Jean poursuit sa course en solitaire. Seul.

Kevin revient à la vie. Sauvé.

Tout au long de cette mémorable semaine, Jacques Caraës, Marc Fayer, Hubert Lemonnier, Claire Renou, Frédéric Barbe, Anne Le Cam, Sabrina Escoffier, Marc Bonafousse, Jarred Blouws, les plongeurs de Nivôse, les militaires du CROSS Gris-Nez, Kevin Escoffier, Jean Le Cam auront rappelé la raison pour laquelle la course offshore est si belle. Ce sont leurs mots, justes et humains, sans éclats ni maquillages que nous voulons capter et vous offrir.

Jean le Cam - Kevin Escoffier
Jean le Cam - Kevin Escoffier
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