Quelle est l'émotion que tu ressens maintenant ?
Je suis toujours dans l'émotion de l'arrivée, partagé entre deux émotions : les pleurs et une grande joie ! C'est très fort ! C'est incroyable de gagner le Vendée Globe ! Je n'ai pas eu cette chance sur les deux dernières éditions. C'était des belles deuxièmes places, mais comme on dit, seule la victoire est belle !
Je mesure pleinement cette chance d'avoir gagné ce Vendée Globe, avec toute une équipe et un sponsor. On s'est donné les moyens. C'était clairement l'objectif annoncé et je suis très heureux d'y arriver aujourd'hui. C'est sûr que l'émotion est présente parce que c'était loin d'être simple !
Est-ce qu'Alex Thomson t'a repoussé dans tes retranchements ? Est-ce que vous vous êtes poussé mutuellement ?
C'est sûr qu'Alex m'a poussé jusqu'au bout, jusqu'à quelques heures avant l'arrivée. Ça a été compliqué, depuis quasiment le début. La bagarre a été intense ! La descente de l'Atlantique a été très rapide. Alex a montré son potentiel de vitesse à un moment. Il a su faire la différence. Il a fallu s'accrocher à ce train d'enfer qu'il menait.
Ensuite il y a eu les mers du Sud où je m'en suis bien sorti avec l'expérience, la performance du bateau que je maîtrisais bien. Ça a porté ses fruits ! On s'en est bien sorti avec deux jours d'avance au Cap Horn. Je pensais avoir marqué un petit avantage, mais malheureusement, derrière, la météo de l'Atlantique Sud et Nord n'a pas été favorable avec moi. Alex m'a repris 600 milles avec l'anticyclone.
Après j'ai encore eu le Pot au Noir, la zone de transition aux Canaries et encore la météo du final avec un grand tour façon Fastnet… On est monté tellement haut que je me suis demandé si on n'allait pas voir les icebergs !
Alex a saisi sa chance, il a tout donné pour profiter de ces opportunités météo et revenir à chaque fois de plus en plus près. Ça m'a donné beaucoup de fil à retordre, j'ai eu beaucoup de pression. Il fallait être costaud mentalement ! C'est aussi pour ça que je me suis aussi lâché (NDLR il a pleuré à son arrivée aux pontons) parce que ça ne fait pas 24 heures que je suis sous pressions… C'est depuis le cap Horn et ça fait 25 jours que c'est dur !
Un moment, tu te dis que tu vas pouvoir profiter de cette avance, d'une météo favorable pour m'aider à creuser… mais non ! À chaque fois, je me prenais un coup de massue sur la tête ! Mais bon j'étais devant et je suis toujours devant ! J'ai reçu beaucoup de messages de soutien, d'amis, de famille, de l'équipe.
Avec Alex, ça a été différent de ce qu'on a vécu avec François il y a 4 ans. Sur la dernière édition, c'était un vrai duel parce qu'on était toujours à moins de 30/40 milles et on alternait l'un et l'autre en tête de course.
Avec Alex, le scénario était différent, mais Alex m'a mis beaucoup de pression. Il avait ses problèmes et moi les miens, mais il ne lâchait rien ! Pendant la course, quelqu'un m'a dit "La victoire sera plus belle dans la difficulté, si tu gagnes en ayant eu aussi cette bagarre et pas en ayant eu 800 milles d'avance. Tu savoureras plus !" Ce n'est pas ce que je voulais, mais je pense que dans quelques jours je serai d'accord !
Comment as-tu ressenti ce Vendée Globe ?
J'ai navigué à ma façon, de la manière dont j'ai appris à naviguer depuis des années. Gérer un monocoque 60 pieds IMOCA équipé de foils ça demande une certaine gestion de la haute vitesse. Je le faisais avec la sensation d'être bien avec le bateau, de ne pas le faire souffrir, d'accélérer au bon moment, dans les phases de transition.
J'ai fait des erreurs notamment de météo, mais je pense avoir bien navigué à certains endroits et notamment à la sortie de l'océan indien. Le Pacifique a été un réel plaisir en termes de navigation et de stratégie. C'est ce qui me passionne sur l'eau, ce jeu d'échecs permanent, avec la météo. Il faut trouver la route idéale et ça se joue à des détails, à des phases de transition et ces moments-là étaient des moments de plaisir. Il y a eu des moments forts ! Mais c'est vrai que la remontée de l'Atlantique a été plus compliquée.
Un mot sur ton bateau, on t'a vu l'embrasser… On sait qu'il est vendu, c'est un déchirement de quitter ce bateau qui a été fait à ton image ?
C'est une super histoire Banque Populaire VII. C'est né du dernier Vendée Globe, il y a 4 ans avec cette déception de ne pas finir loin de la victoire. À l'arrivée, mon partenaire me dit "L'aventure nous a plu, on aimerait y retourner, tu es partant ?"
Après un temps de digestion, j'ai dit oui et Banque Populaire VII est né de l'expérience d'un Vendée Globe et de toute une équipe, ma "dream team". Ils ont construit ce bateau avec moi, à ma façon, mais avec leur expérience. C'était le meilleur bateau que j'ai eu au départ de mes 3 Vendée Globe en termes d'aboutissement, de performance, de fiabilité.
Ce n'était peut-être pas le plus rapide à toutes les allures, mais il était très polyvalent, notamment dans les phases de transition et c'était le plus important. Banque Populaire VII me ressemble par rapport à la façon d'aborder le Vendée Globe, avec l'expérience que j'ai eue de mes deux dernières éditions et l'expérience d'une équipe. À l'arrivée, le bateau a fière allure.
On a eu toute une histoire : Transat anglaise, Transat Jacques Vabre, Vendée Globe. On a vécu ensemble beaucoup de moments forts ! Avec cette victoire au bout, c'est la cerise sur le gâteau.
Le bateau est vendu et sera skippé par Louis Burton bientôt. Donc j'avais à cœur de finir cette histoire de la plus belle des manières. C'était la meilleure façon de le remercier. Il a été jusqu'au bout, il n'a pas craqué (NDRL : le bateau) moi un peu de temps en temps… Et puis il ressemble à toute mon équipe : complet, performant, qui m'a fait plaisir sur l'eau. Il y a une histoire ensemble du début à la fin.
Quels soucis techniques as-tu rencontrés ?
Je m'en souviens très bien, j'avais un rendez-vous téléphonique, les conditions étaient parfaites, j'allais me mettre à la table à carte et j'entends un grand bruit. Et là, je vois ma voile J1 par terre. Le hook qui tient la voile était cassé en tête de mat. Du coup, cette voile-là, je n'ai pas pu l'utiliser du 13 décembre à la fin. C'était une voile qui fonctionne bien au près, donc c'était un petit peu compliqué.
Deux jours après, l'équipe m'envoie un message pour me dire qu'il y avait un risque pour que les autres hooks lâchent également. J'ai vécu avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Au final ça a tenu, merci, je touche du bois. C'était le point le plus compliqué et le plus dur techniquement pour nous.
Le reste c'était de la bricole. J'ai cassé une des fixations du moteur, des problèmes d'étanchéité, des bouts qui ont cassé… J'ai tapé des trucs dans l'eau, mais je n'ai pas eu de problèmes à cause d'OFNI. Mis à part ce problème-là, le reste, ça a été parfait. Le bateau a été parfait dans la préparation et dans ce qu'il a fait sur l'eau ! Sans ce problème de voile, j'aurai peut-être été plus vite, mais on ne va pas refaire le match.
Quel bilan tu tires des foils et quelle a été ta gestion de ces appendices pendant la course ?
Les foils c'est la réussite d'un pari lancé avec des architectes il y a 3 ans. Au départ on était sceptiques et après on y a cru. On a été les premiers avec Banque Pop' a lancé le process sur les IMOCA en faisant des études sur un Mini 6.50. Quelques jours avant la Transat Jacques Vabre, je me souviens, il y avait beaucoup de questionnements. On disait que ça n'allait jamais marcher ! Au final, le podium complété par Alex et Jeremy va être fait de foilers. C'est le choix qu'il fallait faire !
Sur le bateau, je n'ai pas tout le temps mis le foil. Soit les conditions étaient mauvaises, soit le bateau allait trop vite et je trouvais que c'était risqué pour lui. On ne le met pas tout le temps à 100 % du parcours. C'est difficile de donner un chiffre, mais je m'en suis pas mal servi. Notamment quand il fallait mettre le coup d'accélérateur.
Là où j'ai attaqué le plus avec le foil, c'est quand Alex bat le record des 24 heures. J'étais devant lui et je savais qu'il allait plus vite à cette allure-là, mais je ne voulais pas qu'il me reprenne trop de milles. J'étais sous foils tout le temps ! J'étais à fond dessus !
Comment te sens-tu physiquement ? Es-tu plus fatigué que tes deux derniers Vendée Globe ?
C'est dur de comparer. Mon premier j'étais arrivé très fatigué parce que j'avais mal géré l'alimentation à bord. J'ai fini les derniers jours de course sans nourriture. J'avais perdu 10 kilos et physiquement c'était dur. Il y a 4 ans, c'était une déception par rapport aux résultats. Physiquement, ça allait, j'étais bien. Fatigué d'un Vendée Globe, mais les derniers jours avaient été simples.
Aujourd'hui c'est différent. Ça fait 5/6 jours que je suis en mode Figaro : peu dormir même si ça ne se voit pas, mais je suis épuisé. Mentalement, je suis allé loin dans mes ressources. Je me suis fait violence parce que je ne pouvais pas le perdre !
C'était l'année où j'avais le plus de chance de gagner le VG : super bateau, belle préparation, super équipe. Tous les voyants étaient au vert. Sur l'eau le schéma était pas forcément comme prévu, mais je me suis accroché, je me suis battu. J'ai gagné mètre par mètre ! Jusqu'au bout ! Je ne voulais aucun regret à l'arrivée, peu importe ce qu'il se passera.
Quand j'ai viré de bord après les Scilly, je me suis dit que ça allait, mais je suis resté dans le mode Figariste jusqu'au bout ! L'arrivée fait qu'on commence à cogiter. On se dit qu'on va gagner, mais on ne peut pas se le dire, de peur que ça porte malheur. Tant que je ne voyais pas la bouée de Nouch Sud j'étais dessus !
Est-ce que tu appréhendes le retour à terre ?
Je ne sais pas trop. Je prends les choses comme elles viennent. J'ai la chance d'être très bien entouré. J'ai une super équipe, des gens de compétence pour faire que ça se passe bien avec ma famille, mes enfants, ma femme… Ça ne va pas être de tout repos non plus ! Je suis très heureux de ce qui va se passer. C'est du plaisir de raconter, d'échanger. C'est beaucoup de travail pour en arriver là ! C'est 10 ans de ma vie à tourner autour du Vendée Globe. Trois VG d'affilée, trois fois jusqu'au bout. Ca demande beaucoup d'engagements et d'avoir finir par gagner je suis très heureux et je profite et on va faire ça avec plaisir ! C'est toujours un plaisir de raconter notre aventure, notre course, peu importe le résultat !
La prime de course qu'en penses -tu ?
On ne fait pas de la voile où on gagne des millions d'euros comme dans d'autres sports. Il y a des primes de course qui sont ce qu'elles sont. On aurait aimé avoir un peu plus par rapport à l'enjeu. ¼ ou 1/8 de finaliste à Rolland Garros qui se fait éliminer gagner la même chose alors qu'il y passe 4 fois 3 heures, nous on fait 74 jours… C'est sûr que par rapport à l'heure passée, ce n'est pas payé grand-chose, mais c'est comme ça !
La course des multicoques en 2019, tu vas y participer ?
J'ai la chance avec Banque Populaire d'avoir un super projet qui s'enchaine. On a la chance de construire un trimaran, un Ultime qui sera mis à l'eau à l'été 2017 avec un programme prévu : Jacques Vabre, Route du Rhum… Et ce tour du monde en 2019 qui sera un nouveau challenge. C'est un super programme avec un sponsor qui nous soutient depuis toujours ! Ils ont enchainé plusieurs belles victoires : Jules Verne, Route du Rhum et là Vendée Globe.
Avec François on va se retrouver en Ultime, mais il y aura aussi Thomas Coville et d'autres skippers. Ca va changer parce que l'IMOCA ça fait 10 ans que j'en fais ! Ce qui est sur c'est que je ne serais pas au départ du prochain !