Interview / Coulisses d'une expertise maritime : pratiques, outils et réalités de terrain

L'expertise maritime repose sur une méthodologie rigoureuse et un regard aiguisé. Jean-Claude Frantz, expert maritime, dévoile les coulisses d'une mission type et les particularités des différents bateaux qu'il examine, entre voiliers classiques et multicoques modernes.

L'expertise maritime évoque souvent des bilans de conformité et des rapports techniques. Mais qu'en est-il vraiment de cette mission ? Pour Jean-Claude Frantz, c'est une exploration plus profonde, loin des simples vérifications. C'est un voyage dans l'histoire du bateau, l'analyse de sa structure, de ses matériaux et de l'âme même de sa construction. Dans ce second entretien, l'expert nous fait découvrir les dimensions invisibles de son métier, où chaque évaluation révèle souvent plus qu'un simple état des lieux.

Comment s'organise une journée type d'expertise et quels outils et instruments techniques utilisez-vous lors de vos expertises ?
La notion de "journée type" n'est pas adaptée à la fonction, je préfère raisonner en "mission type". Prenons comme base l'expertise pré-transactionnelle d'un voilier standard, le cœur du marché aujourd'hui. Après la phase de préparation administrative et opérationnelle : définition du cahier des charges avec le mandant, devis, contrat, planification des opérations selon les contraintes de chacun, la disponibilité des moyens de manutention, les caprices de la météo, modification du planning et, enfin, il faut rentrer dans le dur, l'expertise. Ce type de bateau va nécessiter plusieurs journées de travail.

La première journée sera consacrée aux investigations, bateau au sec et à flot, essai dynamique, bilan verbal avec le mandant...  Les investigations se déroulent de façon très structurée pendant plusieurs heures, selon un ordre logique préétabli qui peut être modifié selon les contraintes extérieures et avec des outils courants.

Petite parenthèse sur les outils utilisés. Personnellement, je travaille "léger", avec :
• un petit calepin et un crayon
• une lampe de poche Led
• un appareil photo compact de bonne définition, avec mode rafale, flash et vidéo
• un appareil photo avec zoom pour les voiliers
• un enregistreur numérique
• mon smartphone, au cas où
• mon attestation d'assurance RC dans la sacoche
• un résumé des informations spécifiques sur le bateau collectées avant les investigations (défauts relevés par les utilisateurs, faiblesses, points positifs, points à vérifier impérativement, détails de construction particuliers...).

Les journées suivantes seront consacrées à des longues heures de bureau face à des ordinateurs, un pour les textes et l'autre pour les images agrandies. Cela commence par le tri et le classement des photos, vidéos et mémos en fonction du déroulement de l'expertise, puis de la rédaction du rapport à partir d'une matrice type, qu'il faudra sans cesse modifier, corriger, compléter, améliorer, restructurer… Même si un bateau identique a déjà été traité par le passé, il faut pratiquement tout reprendre.

La règle : deux bateaux identiques, fabriqués le même mois, ne sont jamais pareils. Beaucoup de travail d'étude, de choix, d'options, de doutes, de questions. Avec les photos, les mémos et les vidéos, le bateau est découpé en petits morceaux détaillés qui permettront de reconstituer le puzzle sur un écran et de trouver des détails intéressants parfois ignorés dans les investigations visuelles. La recherche d'informations sur le web est très présente avec l'aide de l'intelligence artificielle. Journée bien remplie qui se prolonge fréquemment le lendemain.

Quels sont les points de contrôle les plus critiques pour vous sur une unité de plaisance ? Avez-vous constaté une évolution des défauts récurrents selon les générations de bateaux ?
Tout ce qui peut mettre en danger la vie des plaisanciers doit être examiné avec le plus grand soin. Le mauvais état des colliers sur la conduite raccordée à la vanne d'arrivée d'eau du moteur est certainement plus important que la défaillance du thermostat de la cave à vin électrique.

Dans les cas extrêmes, tant que le bateau fait bouchon, que l'eau n'y pénètre pas par les fonds ou ailleurs, que la structure n'est pas disloquée et qu'il reste un peu de vivres dans un équipet, la vie pourra certainement être préservée jusqu'à la fin du cauchemar. Nos investigations sont générales mais beaucoup plus fines sur tous les points qui concernent la sécurité à bord avec priorité à la structure globale de la coque : la fixation du lest, les passe-coque, les vannes, les hublots, les divers collages structurels...

De nos jours, l'évolution des techniques de fabrication et des matériaux permet de limiter certains défauts comme par exemple, les vannes et passe-coque en PVC armé, les structures de fond caissonnées et moussées, les colles toujours plus efficaces. Tout cela à un coût que l'on amortit dans les charges de maintenance. Bien sûr les panneaux de vaigrages plastifiés sur clips avec leds variables intégrés n'auront jamais le charme du plafond de carré barrotté d'un voilier bois. Le matériel évolue beaucoup plus vite que les usages que l'on en fait.

Quelques "records" relevés récemment :

• Une vanne à vis de 60 ans d'âge au fond d'une bateau bois, en bronze d'époque, ouverte et que l'on hésite à toucher.

• Sur un vieux réchaud gaz qui sert à chauffer l'eau du café à chaque sortie pêche toute l'année, un tuyau souple, comme un arbre d'hélice, estampillé "1979", un bon cru (sur les craquelures).

Avez-vous été confronté à des cas de malfaçons importantes sur des unités neuves ? Comment gérez-vous ce type de situation, notamment vis-à-vis du constructeur ou du chantier ?

Personnellement non. J'ai été sollicité à plusieurs reprises par des confrères en charge de problèmes révélés après livraison de bateaux neufs. Problèmes liés à des défaillances humaines plus qu'à des erreurs de conception ou de mauvaises solutions technologiques, comme par exemple des entrées d'eau au niveau d'un diaphragme de transmission sail-drive mal monté ou mal serré, problèmes de collage défectueux des cloisons structurelles (bruits, grincements), infiltrations sournoises au niveau d'un passe-coque. Ces problèmes doivent normalement trouver leur solution par le SAV constructeur mais ils finissent souvent en judiciaire dans de longues procédures pendant lesquelles le client ne peut pleinement profiter de son bateau.

Avez-vous observé une évolution du profil des plaisanciers que vous accompagnez ? Quels sont leurs attentes principales aujourd'hui ?

Les bateaux ont évolué depuis les années 60, et les plaisanciers avec eux. La mer aussi a changé comme les conditions de navigation et la météo. Pour avoir participé avec des chantiers à plusieurs salons nautiques comme celui de Paris par exemple, je constate que les visiteurs au salon, dans les années 90, commençaient par un tour du pont et de son accastillage. 20 ans plus tard, la visite commence souvent par l'intérieur pour apprécier le confort des cabines, la qualité de l'alcantara des banquettes et la taille du frigo. Même chose en mer, dans les années 80, en pleine saison, des voiles un peu partout au large, des petites lumières rouges et vertes très présentes sur une traversée vers la Corse de nuit. 30 ans plus tard, beaucoup moins de voiles au-delà des 5 miles, mais encombrement au mouillage dans l'avant-port au calme et peu de monde la nuit entre Toulon et Calvi, à part les ferrys.

Aujourd'hui, un mandant qui nous sollicite, veut être rassuré quant au prix du bateau qui l'intéresse, et sur la certitude qu'il aura peu ou pas de frais de remise en état ou en conformité et qu'il trouvera tout le confort nécessaire pour passer d'agréables week-ends au port avec la possibilité de faire des sorties en famille. Une autre façon de voir la mer et la navigation qui doit rester de plaisance…

Quelle est, selon vous, la responsabilité morale et juridique de l'expert face aux recommandations qu'il émet ? Avez-vous déjà été mis en cause après une vente ou un sinistre ?

C'est le travail de l'expert et sa relation avec le mandant qui doit permettre la signature d'un acte de vente d'un bateau de plaisance. Les investigations doivent être complètes et impartiales. Chaque désordre relevé est expliqué et son traitement doit faire l'objet d'une recommandation réaliste, d'une prescription, même si cela doit compromettre l'acquisition.

Aucun défaut ne doit être minimisé, pour quelque raison que ce soit. L'oubli ou la minimisation de désordres importants, le défaut de conseil, la négligence, engagent la responsabilité morale et juridique de l'expert. La mission d'expertise ne peut être prise avec légèreté et détachement, pour faire plaisir, ne pas inquiéter, en lissant les problèmes. Les écrits et les choix de l'expert peuvent conduire à des situations dramatiques qu'il lui faudra assumer. J'ai du mal à imaginer les conséquences pour un expert qui aurait négligé de prescrire le remplacement d'une vanne de fond corrodée, bloquée dont la rupture aurait entraîné le naufrage d'un navire.

A ce jour, et après environ 500 expertises effectuées, je n'ai jamais été mis en cause.

Face au vieillissement de la flotte de plaisance, les experts sont-ils de plus en plus sollicités pour des expertises de suivi ou de sécurité ?

Le vieillissement de la flotte entraîne plusieurs problèmes. Le premier est la présence dans les ports de bateaux-ventouse et autres épaves flottantes que l'on reconnaît à leur état de délabrement avancé. Les capitaineries se sont penchées sur ce problème et le phénomène se réduit peu à peu. Obtenir une place de port pour un bateau d'un certain âge est, de plus en plus, conditionné par l'obligation pour le propriétaire de fournir à la capitainerie une attestation de navigabilité du bateau concerné qui doit être d'aspect extérieur satisfaisant, autonome en manœuvre au moteur, aux normes sécuritaires et étanche. Ce type de mission est de plus en plus demandé depuis peu. C'est l'occasion idéale pour les experts débutants qui désirent apprendre, se faire la main, sans trop de risques.

Le second est la vente entre particuliers de bateaux anciens à reconditionner et à bas prix. Dans ce genre de transaction, il est rarement fait appel à un expert dont le coût de la prestation est trop important par rapport à la valeur du bateau.

Quel regard portez-vous sur la transition écologique du nautisme ? Les bateaux plus "verts" posent-ils de nouveaux défis techniques à l'expertise ?

La transition écologique a commencé il y a longtemps avec les caisses à eaux noires obligatoires pour pouvoir jeter l'ancre à certains endroits. Aujourd'hui, le développement de la propulsion électrique va attirer de plus en plus de plaisanciers si son coût reste dans les limites du supportable. Cette dernière évolution s'adressera aux amateurs de petites sorties qui n'auront pas besoin de refaire le plein d'énergie dans l'après-midi. Le risque sera là quand même, comme pour les voitures électriques immobilisées "à court de carburant", sur certaines autoroutes hyper chargées pendant les périodes de pointe estivales.

Le problème sera différent pour les unités plus grandes, les unités de croisière. La propulsion électrique présente des contraintes quant à l'approvisionnement et le stockage de l'électricité, mais aussi des avantages quant à la maintenance, plus légère, des organes de propulsion et de transmission. Je suis persuadé que dans quelques années et en fonction de l'évolution très rapide de la technologie, les bateaux pourront être entièrement autonomes et générer leur électricité tout seul. Et parallèlement à cela, de nouvelles générations de moteurs dits "thermiques" verront certainement le jour, tout aussi propres que les moteurs électriques.

Vous êtes également impliqué dans la formation de jeunes experts. Que leur conseillez-vous pour réussir dans ce travail au service de la plaisance ?

"Formation" est un bien grand mot et "jeunes" encore davantage. Le choix de vie de se lancer dans l'expertise maritime implique un ensemble de connaissances et d'expériences peu courantes quand on est jeune. Par contre, "moins jeune" est plus compatible. Je ne cherche pas à former des jeunes experts mais plutôt à partager et transmettre mon expérience et mes compétences à ceux qui veulent mettre un pied dedans ou ceux, déjà installés, qui ont compris que l'on apprend beaucoup et rapidement par le partage d'expériences.

À mes débuts, j'ai eu la chance de rencontrer un personnage peu commun, qui possédait l'expérience expertale depuis les premiers balbutiements de la plaisance populaire des années 60. Il a toujours été là quand je pataugeais dans des problèmes techniques, de déontologie, de normes, de réglementations. Sans lui, je n'aurais sans doute pas persévéré en raison du temps qu'il m'aurait fallu pour faire toutes les recherches et répondre à mes interrogations.

Mes conseils pour avancer dans ce job, c'est de travailler, d'accepter ne pas tout connaître, de savoir se remettre en cause et de respecter et d'écouter les clients. C'est l'image que les mandants auront de l'expert, de ses compétences, de son comportement, de son honnêteté, de son impartialité, qui fera sa meilleure pub. "Radio ponton" est redoutable pour cela.

Il y a la solution d'adhérer à un groupement d'experts à condition que celui-ci ait la capacité et la volonté de développer et de maintenir une dynamique interne : formation régulière et ponctuelle, l'entraide, convivialité, transmission de compétences, organisation de la relève, tutorat… Que des choses tout à fait normales pour la pérennité de l'activité expertale. Il est indispensable de pouvoir compter sur un réseau de relations et d'obtenir très rapidement un avis, un conseil, un document, un réconfort, de partager ses expériences et les transmettre quand un autre en a besoin. C'est ce qui a motivé la création du blog C.E.M.F. (cemf.blog4ever.com), ce club qui compte aujourd'hui des experts confirmés et d'autres en formation sous forme de tutorat individualisé et pratique, et qui comprend les aspects techniques et judiciaires.

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