Alors que son trimaran, le Teignmouth Electron, se dégrade et que les épreuves s'accumulent, Donald Crowhurst se voit contraint de falsifier ses positions pour maintenir l'illusion d'un succès. S'engage alors une course contre la réalité, une spirale infernale où le rêve se brise sous le poids de l'échec. Dans ce dernier volet de notre reportage, nous explorerons la dérive mentale de Crowhurst, pris au piège de ses mensonges et de son isolement. Tandis qu'il lutte pour préserver l'apparence d'une victoire, son histoire de fraude se transforme en tourment psychologique, une spirale sans issue qui le conduira à une décision ultime.
Un huis clos infernal
Dans l'immensité de l'océan, Crowhurst est confronté à la dure solitude. Loin des autres concurrents, loin de tout soutien, il sombre dans la folie. L'isolement de la navigation en solitaire devient une torture mentale. Les longues semaines passées sans contact avec le monde extérieur ne font qu'aggraver sa détresse psychologique.


Enfin, le 9 avril, il rompt le silence radio et revient dans la course avec un télégramme indiquant : ''Cap sur Digger Ramrez'' qui suggère qu'il s'approche de Diego Ramirez, une petite île au sud-ouest du Cap Horn. Les rapports de position fictifs qu'il envoie sont de plus en plus élaborés. Le navigateur joue double jeu, prisonnier de ses propres mensonges, et n'a vraisemblablement aucune chance de tenir jusqu'à la fin.
À ce stade, Moitessier a connu son moment d'égarement et décidé d'abandonner la course pour se diriger vers Tahiti, ''afin de sauver son âme'' comme il l'explique dans La Longue Route. Les seuls autres concurrents en course sont alors Knox-Johnston, qui remonte lentement l'Atlantique et se rapproche du premier rang, et Tetley, qui poursuit son effort dans son sillage pour décrocher le prix du voyage le plus rapide.
Pour Crowhurst, les moments de doute se multiplient. Et l'océan, ce compagnon d'aventure, se transforme en un terrain de fausses promesses. Conscient que tout abandon officiel signifierait sa faillite et l'obligation de rembourser ses créanciers, il envisage alors une autre stratégie. Il semble avoir pensé à terminer en deuxième position, juste derrière Tetley, afin de se protéger financièrement tout en minimisant les risques liés à la découverte de ses faux journaux de bord.
Cependant, son retour dans la course bouleverse complètement le déroulement des événements. Tetley, déjà confronté à des problèmes mécaniques en revenant de l'Atlantique, redoute de voir son record de vitesse éclipsé par Crowhurst, qui semble sur le point de renaître de ses erreurs. Dans un élan de détermination, Tetley accélère alors la cadence de son trimaran pour tenter de maintenir son avance vers la ligne d'arrivée. Mais à environ 1 100 milles de son point de départ, l'inéluctable se produit : le bateau de Tetley se brise et coule. Le skipper sera évacué par un navire de passage.
Tout à coup, l'attention se porte sur Crowhurst, l'amateur inattendu qui semble surgir de l'ombre pour défier les professionnels. La BBC a une équipe prête à capturer son arrivée, tandis que des centaines de milliers de personnes se pressent sur le front de mer de Teignmouth pour l'acclamer. C'est précisément ce scénario que Crowhurst avait craint.


À la mi-juin, alors qu'il atteint la mer des Sargasses, son journal de bord devient le reflet d'un esprit tourmenté. En l'espace d'une semaine, il compose un manifeste de 25 000 mots dans lequel il affirme que l'humanité a atteint un tel stade d'évolution qu'elle est désormais capable de se fusionner avec le cosmos. Il tente de justifier ses actes, rédige des pages délirantes sur le temps et la réalité. Isolé, sans espoir de retour sans être découvert, il sombre dans une folie abyssale.
Il termine son journal le 1er juillet par cet appel désespéré : ''Je n'abandonnerai ce jeu - que si vous acceptez que - la prochaine fois que ce - jeu sera joué - il sera joué - selon les - règles qui sont conçues par - mon grand dieu qui a - enfin révélé à son fils - non seulement la nature exacte - de la raison des jeux mais - a également révélé la vérité de - la manière dont se terminera le - prochain jeu que - C'est fini - C'est fini - C'EST LA MISÉRICORDE''.

Un mensonge qui lui coûta la vie
Le 10 juillet 1969, Teignmouth Electron est retrouvé vide, dérivant au large des Açores. Aucune trace de Crowhurst. Son journal témoigne d'un effondrement mental progressif jusqu'aux dernières lignes où il semble accepter son sort. Tout laisse à penser qu'il a fini par se jeter à la mer. Après plus de 8 mois de navigation, Donald Crowhurst a ainsi décidé de mettre fin à son aventure. Alors qu'il se rapprochait de la fin de la course, l'échec s'est transformé en une issue fatale. Selon les rapports officiels, le navigateur se serait suicidé à bord de son trimaran. Son corps n'a cependant jamais été retrouvé.

Son mensonge, initialement perçu comme une tentative pour éviter l'échec, s'est transformé en une tragédie humaine. Mais une question persiste : quel fut son dernier geste ? Et, plus encore, quel impact cette histoire a-t-elle eu sur la navigation en solitaire ? Crowhurst n'a pas seulement trompé la mer, il a également trahi son propre rêve. Quoi qu'il en soit, un mythe était né. L'homme qui aspirait à devenir un héros est devenu une légende tragique. Son histoire a nourri des livres, des films, des pièces de théâtre. Elle incarne l'ambition démesurée, la pression sociale, et le prix terrible du mensonge.
Depuis, les voilier possèdent tous une balise Argos et ne peuvent plus tricher.
Aujourd'hui encore, Teignmouth Electron gît en épave sur une plage des Caraïbes, ultime vestige d'un rêve brisé.

Réflexions sur l'héritage de Donald Crowhurst
L'histoire de Donald Crowhurst continue d'interroger le monde de la voile. Sa tragédie soulève des questions essentielles sur l'éthique de la compétition, la solitude en mer et les limites psychologiques des navigateurs. La falsification de ses positions, ultime subterfuge face à une pression insoutenable, symbolise son désespoir autant qu'elle révèle la fragilité d'un homme face à l'immensité de l'océan.
Pour de nombreux navigateurs, son aventure est un avertissement : la mer ne tolère ni l'illusion ni le renoncement. Pourtant, son histoire fascine encore, incarnant à la fois l'audace de ceux qui repoussent leurs limites et le prix à payer pour une quête démesurée de reconnaissance. Donald Crowhurst est ainsi devenu une figure paradoxale, à la fois victime et acteur de son propre naufrage, une légende qui hante l'histoire de la navigation en solitaire.
Deux ans après sa disparition, une enquête minutieuse menée par des journalistes a tenté de cerner le personnage de Crowhurst, sans jamais trancher entre la folie et la tragédie. Le livre L'étrange voyage de Donald Crowhurst compile des témoignages tout en retraçant son errance et les choix qui l'ont conduit à l'impasse. En 2018, le cinéma s'est emparé de cette histoire avec The Mercy, un film britannique qui revient sur sa participation au Sunday Times Golden Globe Race.
Ces mots : '' It is the mercy '', écrits par Crowhurst dans ses derniers moments, sont devenus l'un des éléments les plus poignants et troublants de cette tragédie. Cette phrase semble incarner son appel désespéré à une forme de rédemption ou de libération, symbolisant ainsi son extrême souffrance et sa recherche de miséricorde dans une situation d'impasse totale. Des mots qui scellent non seulement la fin de son voyage, mais aussi l'ultime aspiration à une délivrance face à la pression insoutenable qu'il a subie.

Depuis 1969, Donald Crowhurst est devenu une figure mythique. 9 films et documentaires, 8 pièces de théâtre et une multitude d'ouvrages lui ont été consacrés. Son nom, même, a été adopté par un groupe de heavy metal californien. Mais pourquoi un tel engouement pour ce personnage alors que d'autres, surpris en pleine tricherie, sont rapidement vilipendés ?
La réponse réside en grande partie dans l'environnement de son histoire. La mer, implacable et sans pitié, amplifie à l'extrême l'isolement et les tourments personnels. À une époque où le taux de suicide chez les marins était bien plus élevé que dans la population générale, la pression psychologique exercée par des navigations solitaires pouvait devenir insoutenable. L'autre clé de son mystère réside dans sa position d'outsider. Contrairement aux tricheurs conscients et cyniques, Crowhurst n'avait pas prémédité sa tromperie. Son ambition démesurée l'a pris au piège et l'a entraîné dans une spirale où chaque choix le rapprochait un peu plus du désastre. Son histoire est celle d'un piège qu'il s'est tendu lui-même, une descente irréversible où la peur de l'échec a étouffé la raison. Et c'est sans doute ce qui le rend si humain.