Depuis des temps lointains, l'être humain a entretenu une relation complexe avec la mer, la considérant tantôt comme une alliée bienveillante, tantôt comme un redoutable adversaire dont le retour n'était pas assuré pour tous. Cette dualité se cristallise dans la cérémonie du Pardon de la mer, événement à la croisée du sacré et du festif. En ce début d'été 2024, nous nous sommes rendus à Saint-Malo pour assister à cette tradition vieille de plusieurs siècles.
Se sécuriser face à la crainte de la mer
Depuis le début du 16e siècle, les pêcheurs de morue bretons, ainsi que les Basques et les Normands, fréquentent les bancs de l'île de Terre-Neuve et le golfe du Saint-Laurent.Ces expéditions, très dangereuses et souvent mortelles, ont conduit à la création de la cérémonie du Pardon, une pratique qui s'est répandue en France dans la seconde moitié du 19e siècle.
Cette cérémonie précède le départ des marins et a pour principal objectif de garantir leur sécurité et leur prospérité en mer, à travers des prières et des bénédictions pour apaiser les eaux. Elle vise également à rassurer les familles des marins, qui vivent dans l'angoisse durant les 5 à 8 mois d'absence de leurs proches.
Ces cérémonies reflètent la profonde crainte de la mer, comme l'a souligné l'historien Michel Mollat en 1979 : "La crainte de la mer est un topo (...) Le christianisme l'a retrouvé dans la culture antique comme il l'avait recueilli dans l'héritage biblique. La mer est la source de tous les maux, puisqu'elle est le domaine de l'instable, une survivance du chaos originel, le séjour d'animaux monstrueux et de poulpes géants. (...) Ainsi le mal règne-t-il sur la mer et vient d'elle (...) Le royaume maudit de la mer s'étend sur les côtes, frontières de la mort."
Un rituel de protection
Les cérémonies du Pardon de la mer se déroulaient en plusieurs phases : une messe était célébrée dans une cathédrale où les équipages, les familles et les armateurs étaient bénis. Ensuite, une procession religieuse dirigée par un archevêque permettait le transport de la Vierge des Terre-Neuvas, accompagnée des bannières des différentes paroisses de la région sous lesquelles se rassemblaient leurs habitants respectifs. Des répliques de navires portées par des enfants faisaient également partie de la cérémonie, symbolisant les Terre-Neuvas partant en campagne, et étaient pavoisées comme de véritables bateaux. La procession se terminait au port, où le corps religieux montait sur une vedette qui passait ensuite devant les goélettes avec leur équipage de marins, afin de les bénir depuis la mer, eux et leur bateau. Cette bénédiction était donc particulière, car elle était réalisée directement depuis les eaux. Enfin, à la cérémonie religieuse s'ajoutaient des événements traditionnels populaires tels que les courses de yoles ou de doris organisées par la Marine nationale.
Héroïser les pêcheurs des terre-neuviers
À Saint-Malo, la cérémonie du Pardon des Terre-Neuvas n'apparaît qu'en 1926. Dès lors, la fréquentation atteint 50 000 personnes. Des trains spéciaux sont affrétés pour permettre à tous d'y assister, et la presse nationale ainsi que les actualités cinématographiques sont conviées. L'événement dépasse alors son rôle initial de réconfort des familles avant le départ pour devenir une célébration qui met en valeur les pêcheurs aux yeux de tous, les élevant au statut de héros de la mer. Cette volonté d'héroïsation des pêcheurs reflète les transformations au sein de l'industrie de la pêche à la morue, marquée notamment par le désarmement du dernier voilier en 1952.
Par la suite, les festivités perdent peu à peu de leur charme pittoresque, et le dernier pardon a lieu en 1966, un événement immortalisé par les caméras. Après une longue absence, cette tradition est réintroduite en 2018 à Saint-Malo pour que marins et public puissent à nouveau de participer à cette commémoration maritime significative.
Le Pardon malouin aujourd'hui
Toujours efficace pour refléter les croyances et les imaginaires maritimes, le Pardon de la mer à Saint-Malo s'inscrit désormais étroitement dans la saison touristique, se tenant en juillet 2024 au lieu de son traditionnel mois de mars. Dimanche 7 juillet 2024, les festivités ont ainsi débuté par une messe dans les ruines de la cathédrale d'Alet, présidée par Jacques Habert, évêque de Bayeux-Lisieux, suivie d'une procession au cours de laquelle la Vierge des Terre-Neuvas a été portée jusqu'à la cale de la tour Solidor. Ensuite, les membres du clergé ont embarqué à bord d'un bateau de la SNSM pour commencer la parade et la bénédiction des bateaux dans l'Anse Saint-Père.
Plusieurs bateaux avaient été pavoisés pour l'occasion.
Gilles Lurton, maire de la ville, a lancé une couronne de fleurs en hommage aux péris en mer, tandis que l'évêque bénissait les bateaux qui défilaient devant lui.
Les bateaux à aviron avaient également droit à leur bénédiction, et notre Doris n'a pas manqué à l'appel de la coutume.
De retour à terre, les festivités se sont poursuivies en musique. Un ancien marin Terre-Neuvas, approchant le centenaire, a honoré la cérémonie de sa présence, marquant ainsi l'importance de cette tradition nautique.