La Vogalonga, véritable acte d'amour pour Venise et ses voies navigables, incarne un héritage : celui de préserver la beauté naturelle et culturelle de la lagune vénitienne. Chaque année, cet événement rassemble des passionnés d'aviron venus du monde entier pour parcourir ensemble un itinéraire de 30 kilomètres à travers les îlots et canaux pittoresques de la ville. Henri-Pierre Le Quement, qui y a participé à plusieurs reprises, nous parle de cette course emblématique.
Ramer à la vénitienne
Henri-Pierre Le Quement a passé une grande partie de sa vie en région parisienne, à ramer sur la Seine. Après un parcours de vie riche en voyages et en rencontres, il s'installe à Saint-Malo. À 73 ans, cet architecte à la retraite, fada de sports nautiques, a tout essayé, mais ramer reste ce qu'il préfère. Un intérêt qui lui vient de ses années passées sur le fleuve parisien. Un jour, alors qu'il observe un homme passer sur une élégante gondole noire, Henri-Pierre sent naître en lui une curiosité irrépressible. Après s'être approché, il engage la conversation. C'est alors que l'homme lui offre de se joindre à lui pour apprendre à ramer selon cette singulière manière qu'il pratique : "à la vénitienne". Les occasions se présentent parfois naturellement, une passion naît pour Henri-Pierre.
"La rame à la vénitienne, c'est une rame debout", nous explique-t-il, avant de se remémorer les débuts de ce souvenir heureux : "On glisse la rame dans ce qu'on appelle une forcola, une pièce de bois très jolie et assez complexe taillée à l'arrière de la gondole, qui va permettre au gondolier d'effectuer ses manœuvres. Au début, il faut le dire, tu galères complètement. J'en ai fait un an ou deux, puis il m'a dit que j'étais bon pour venir avec eux à Venise, participer à une course qui s'appelait la Vogalonga. Lui l'avait déjà faite 18 fois à l'époque. Il doit en être à sa trentième aujourd'hui."
En 2002, Henri-Pierre participe ainsi à sa première Vogalonga en Italie, traversant des îles de la lagune de Venise. Il est tellement marqué par l'expérience qu'il y retourne quatre années de suite. L'ambiance compétitive des clubs ne l'a jamais attiré, et c'est tant mieux, car ce qui a séduit cet adepte, c'est justement que la course se déroule loin de tout esprit de compétition. L'objectif : parcourir 30 kilomètres dans un temps raisonnable et profiter, simplement, des paysages et de bons moments passés sur l'eau.
"Il y avait 2000 bateaux et 5000 participants. C'est ouvert à tous les clubs qui rament, mais aussi aux particuliers, principalement sur des bateaux où tu rames debout à l'italienne", explique Henri-Pierre. Cette manifestation, festive et très prisée des Vénitiens, rassemble en effet des rameurs venant de toute l'Europe et du monde entier, avec une popularité ne cessant de croître au fil des ans. Chaque équipe est libre d'imaginer le costume de son choix.
L'inscription est ouverte à toute personne âgée de seize ans révolus, hommes et femmes confondus. Les mineurs de moins de seize ans peuvent également participer, à condition d'être accompagnés d'un parent ou d'un tuteur légal. Pour cette course, tous les types de bateaux à rames sont acceptés, sans aucune restriction concernant le poids, la taille ou le nombre de rameurs. En mai 2024, s'est tenue la 48e édition de la course, où la limite maximale d'inscriptions de bateaux a été atteinte.
"Il n'y a pas de débutants. Les personnes qui participent doivent être déjà bien initiées aux techniques de la vogare, terme italien signifiant pagayer ou naviguer en utilisant un remo", nous explique Henri-Pierre. Aviron spécifique aux gondoles, le remo est conçu pour permettre aux gondoliers de manœuvrer habilement à travers les canaux étroits de Venise. Une technique bien particulière si l'on en croit les spécialistes.
Aux origines, défendre la lagune
La Vogalonga trouve son origine dans une simple régate amicale entre mascarete lors de la Saint-Martin en 1974. À cette époque où le bruit des moteurs prenait le dessus sur le calme des rames, un groupe de passionnés de voga alla Veneta cherchait à renverser cette tendance. Lauro Bergamo, Delfo Utimpergher, Toni et Giuseppe Rosa Salva, tous engagés dans la préservation des traditions vénitiennes, ont dès lors initié un événement ambitieux pour redonner vie à ces traditions et lutter contre la dégradation de la ville.
Cet élan initial a abouti à la première Vogalonga, officiellement lancée le 26 janvier 1975 lors de la célébration de la "Sensa" (Ascension). Un événement qui avait rassemblé de nombreux passionnés et rameurs expérimentés pour défendre Venise. Du son d'un coup de canon aux mouvements sinueux des milliers de rames, Venise avait retrouvé vie à travers une variété de bateaux, des gondoles aux plus modestes tourbières et vipères, ainsi que des embarcations de clubs sportifs.
Les participants avaient uni leurs efforts pour défendre la ville contre l'un de ses ennemis les plus sournois, le mouvement des vagues.
La Vogalonga a renouvelé le lien entre Venise et ses habitants, ravivant des techniques de navigation traditionnelles presque oubliées. Le phénomène a rapidement pris de l'ampleur, conduisant à la création de plus d'une cinquantaine de clubs d'aviron dans la région, équipés de bateaux à dix, douze, voire dix-huit rames.
Un parcours difficile, non compétitif
"Les personnes avec qui on faisait la randonnée avaient des combines pour dormir en dehors des circuits touristiques, car c'est noir de monde... On dormait à San Giorgio Maggiore, une petite île de la lagune de Venise située en face de la place Saint-Marc. On était chez les moines bénédictins. Le dernier taxi, les vaporetto, arrêtent à 18h donc l'avantage était que l'on avait l'île pour nous. On louait les bateaux là-bas. Ce n'était pas des gondoles, mais des sandolos, une variante", se souvient Henri-Pierre. Pendant toute la matinée de la randonnée et pour ne pas perturber son déroulement, le trafic des vaporetti est suspendu le long du trajet. Le départ est marqué par un coup de canon le dimanche à 9 heures devant le palais ducal, accompagné du cri "Per Venezia e per San Marco !". Les rameurs vénitiens lèvent leurs rames en signe de salut. Henri-Pierre n'en dément pas : "Il règne une pagaille sans nom !"
Le départ se fait dans le bassin de Saint-Marc. En passant par l'île de Sant'Elena, le parcours longe plusieurs îles : la Vignole, Sant'Erasmo avec ses potagers, et l'apaisante San Francesco del Deserto. Burano apparaît ensuite avec ses maisons colorées, suivie de Mazzorbo et de l'île monastère de San Giacomo in Paludo. La régate se dirige vers Murano, célèbre pour son verrel. Le parcours serpente ensuite à travers le canal de Cannaregio et s'achève sur le Grand Canal, avec l'arrivée à Punta della Dogana.
Même si l'on raconte que les premiers passent la ligne d'arrivée après environ 1h30 à 2 heures, il faut compter quelques heures de plus pour un sportif moyen. Le temps nécessaire pour réaliser le trajet n'est que secondaire ; ce qui compte le plus, c'est l'événement sportif et culturel.
Henri-Pierre se rassure : "Quand on arrive, la plupart des Italiens, très forts dans ce domaine, sont déjà là depuis longtemps. En regardant en arrière, on voit qu'il y a encore beaucoup de monde derrière nous, donc on se dit que finalement, ça va !" À l'arrivée, les honneurs sont assurés : les participants doivent lever les rames en l'air pendant que les gens tapent sur des casseroles pour les féliciter. Ensuite, ils reçoivent un t-shirt et une médaille. La Vogalonga étant une épreuve non compétitive, aucun classement n'est établi.
Une épreuve d'endurance
30 kilomètres à la rame ; mieux vaut être entraîné. Il faut naviguer aussi bien avec que contre le courant, de même pour le vent. La durée du trajet dépend des conditions physiques du participant et du type de bateau. Il existe toutes les dimensions de gondoles. Selon Henri-Pierre, elles peuvent mesurer jusqu'à 15 mètres de long et supporter 20 rameurs aussi bien qu'une personne ramant seule. "C'est plus difficile quand il y a du clapot. On va mettre 2 heures de plus... On fait des pauses bien sûr, mais quand on voit tous les bateaux qui nous doublent, c'est énervant. Alors il faut repartir sans tarder. Une fois, on a fait 7 heures de rame. Vers Murano, c'était en plein vent. On avait un bateau de travail qui avait un fardage assez fort. Les conditions étaient vraiment dures, mais lorsque tu as fait le voyage, tu ne vas pas reculer. Tu es obligé de participer. Je peux dire que dans ce cas, il vaut mieux avoir un cerveau plutôt que des bras !", soutient-il.
Les équipages doivent éviter tout croisement avec d'autres bateaux pour éviter les collisions de rames et tout risque de dommage pour les participants. De plus, il est strictement interdit de dévier de l'itinéraire établi, clairement indiqué par des panneaux du comité d'organisation. Des points de contrôle sont présents. Les règles en vigueur concernant le nombre de membres d'équipage et l'espacement entre les rameurs doivent être scrupuleusement respectées, sous la responsabilité du chef d'équipage. Des services d'assistance sont disponibles pour les équipages et les bateaux.
Après avoir vécu une telle expérience mêlant endurance et convivialité, Henri-Pierre ne peut que nous donner l'envie de participer à la prochaine édition qui se tiendra en 2025 : "Même si c'est une épreuve vraiment exigeante, faire un truc comme ça dans ta vie donne finalement un peu un sentiment de privilège. Tu te sens tellement bien à la fin, c'est le bonheur complet de l'avoir fait".