Le doris, symbole des ports morutiers français du 19e siècle, trouve ses racines en Amérique et incarne une part marquante de notre patrimoine nautique.
L'Eldorado des bancs de Terre-Neuve
Pendant des siècles, la pêche à la morue a été un pilier essentiel de l'économie maritime des pays côtiers européens. Dès que les marins basques, bretons, et normands ont mis le cap vers les riches bancs de Terre-Neuve, les côtes françaises ont bourdonné d'activité avec des dizaines de ports dédiés à l'industrie morutière, parmi lesquels : Dunkerque, Fécamp, Granville, Cancale, Saint-Malo, Dahouet ou encore Binic.
Avant l'avènement des chalutiers à vapeur, qui ont commencé à faire leur apparition vers 1900, les voiliers étaient les seuls à pratiquer cette pêche. Les doris avaient alors apporté une innovation bienvenue, permettant de remplacer la pêche à la palangre depuis une chaloupe par l'utilisation de lignes de fond de 3 km, avec des hameçons espacés de 1,5 mètre. La pêche à la morue s'en voyait ainsi plus efficace. Dès 1870, les armateurs de Saint-Pierre, Terre-neuviers normands et malouins, utilisaient déjà ces embarcations. Modestes, mais robustes, elles ont été les compagnons fidèles de ces marins courageux, les accompagnant dans leurs campagnes de pêche lointaines pendant plusieurs mois, là où la menace de mort était permanente dans ces mers froides et dangereuses. Les marins devaient affronter régulièrement maladies, blessures, naufrages ou perdition dans la brume. Une traversée à la voile entre la France et les bancs de Terre-Neuve durait en moyenne 20 jours par mer calme et pouvait s'étendre jusqu'à 50 jours lors de tempêtes violentes.
Une révolution dans la pêche à la morue
Malgré la rudesse de ces épreuves, les marins reprenaient la mer chaque mois de février de l'année suivante pour Terre-Neuve, ne revenant qu'à la fin de l'été. Un acte qui peut susciter quelques interrogations et qui pousse à se demander ce qui les motivait à agir ainsi ? Yves Roussel, membre de l'Association Doris Emeraude Rance (ADER), nous répond : "Ils avaient tout à y gagner avec les doris". En effet, pour les Français, cette idée de passer aux doris était perçue comme avantageuse, les Américains utilisant déjà ce type d'embarcation depuis longtemps à bon escient." Il poursuit : "Jusque-là les Français utilisaient de lourdes chaloupes qui embarquaient 5 à 6 marins, tandis que celles des Américains étaient beaucoup plus légères et n'embarquaient que 2 marins. Les Français se sont dit que ce n'était pas une bête idée."
Alors qu'auparavant seulement deux chaloupes étaient embarquées par bateau morutier, les doris pouvaient être embarqués sur les goélettes à raison d'une douzaine grâce à leur facilité d'empilement.
Cette capacité accrue a considérablement augmenté la productivité des bateaux, souligne Yves : "Comme à l'époque la morue se pêchait avec des palangres, vous avez évidemment beaucoup plus de capacité à en étendre avec autant de doris qu'avec un nombre restreint de chaloupes. Donc, premièrement, une efficacité au niveau de la pêche nettement améliorée". Du point de vue de la sécurité, les doris étaient également un atout majeur. En cas de perte d'une embarcation en mer, seuls deux marins étaient concernés, "chose bien entendu regrettable" comme tient à le préciser Yves, "mais la perte d'une chaloupe aurait eu des conséquences humaines plus graves, puisque l'on parlait de 6 à 8 hommes à bord. La pêche était compromise ainsi que la sécurité du navire porteur : avec tous ces marins en moins, on ne pouvait plus assurer la sécurité par mauvais temps à bord".
Enfin, derniers éléments sur lesquels insiste Yves : le plan économique. Là encore, l'intégration des doris a été bénéfique puisqu'elle a permis aux chantiers de construction navale de lisser leur activité. Vers 1870, le Bureau Veritas imposait aux morutiers de n'utiliser les doris que pendant deux saisons, ce qui représentait un défi pour les chantiers des bords de Rance, appelés à construire chaque année 200 de ces embarcations. Une contrainte qui a stimulé l'ingéniosité et le savoir-faire des artisans locaux, contribuant ainsi à la vitalité et à la renommée nautique de la région.
Obligation de les remplacer tous les 2 ans
Autrefois largement répandu, le doris était destiné à seulement 2 ou 3 campagnes sur les bancs de Terre-Neuve avant d'être revendu à bas prix aux membres d'équipage. Ces derniers l'utilisaient alors pour la pose de cordes, des filets trémails, des casiers ou encore le transport du goémon le long des côtes françaises. En 1914, Saint-Malo armait encore 146 trois-mâts goélettes pour les bancs de Terre-Neuve et dans les années 1950, les pêcheurs continuaient à les utiliser dans la baie du Mont-Saint-Michel.