Au fil des siècles, les vastes étendues, la puissance imposante et l'incertitude inhérente à la mer ont captivé l'imagination des premiers marins qui ont cherché instinctivement une protection divine face aux caprices du vent et de l'eau. Des divinités anciennes aux symboles chrétiens, explorons comment cette tradition a pris naissance.
Des cérémonies sanglantes
La taille immense, la puissance et l'imprévisibilité de la mer ont certainement impressionné les premiers marins à s'aventurer loin du rivage. Instinctivement, ils cherchaient une protection divine contre la nature capricieuse du vent et de l'eau. Un récit babylonien décrit d'ores et déjà au troisième millénaire avant J.-C. la réfection d'un navire s'achevant par un rituel d'offrande :
"Les ouvertures vers l'eau, j'ai arrêtées ;
J'ai cherché les fissures et les parties manquantes que j'ai réparées ;
Trois sari de bitume j'ai versés à l'extérieur ;
Aux dieux, j'ai offert des boeufs en sacrifice.''
Parmi les divinités babyloniennes invoquées, se distinguait Tiamat, déesse babylonienne primordiale de la mer salée, alliée au dieu de l'eau douce, Abzu. En tant que personnification du chaos, elle s'opposait à Marduk, dieu souverain s'adonnant à des calculs savants. Les marins recherchaient ainsi son assistance en navigation pour les estimations de trajectoires. Ninlil, déesse du vent, était également sollicitée dans cette quête de protection divine en mer.
Dans la Grèce Antique, l'ancêtre de la bénédiction de bateau remonte à l'époque des Argonautes. Les marins grecs, inspirés par la légendaire quête de la Toison d'Or menée par Jason et ses compagnons à bord de l'Argo, pratiquaient déjà un rituel chargé de symbolisme avant de se lancer en mer, impliquant le sacrifice du sang d'un taureau offert en hommage à Poséidon, dieu des mers capricieux. Ce sang était versé sur la proue du navire pour assurer la protection divine lors des voyages périlleux. Les marins croyaient que cela apaiserait la colère de Poséidon et éviterait les tempêtes dévastatrices et autres dangers marins.
Entre le VIIIe et le XIe siècle, les Vikings, réputés pour leurs expéditions maritimes audacieuses, avaient eux aussi leurs propres pratiques lors du lancement en mer d'un nouveau drakkar. Leurs rituels sanguinaires reflétaient la férocité de leur culture guerrière. Du sang humain, parfois d'ennemis vaincus, était versé sur la coque pour garantir la faveur des dieux nordiques et assurer des voyages réussis. Parmi les divinités invoquées lors de la cérémonie du départ, Odin occupait une place centrale.
En tant que dieu principal de la mythologie nordique, il était associé au voyage et à la sagesse, faisant de lui une figure clé dans les prières des marins vikings. Thor, le dieu du tonnerre, était également sollicité par les marins espérant bénéficier de sa puissance pour assurer une traversée sûre, loin des tempêtes et des dangers maritimes.
Quant à Njörd, dieu de la mer et du vent, les Vikings associaient leur succès en pêche et en commerce maritime à sa bienveillance, le priant de veiller sur leurs voyages et de garantir des conditions favorables en mer.
Dès le XIIIe siècle, les lancements de navires dans l'Empire ottoman étaient accompagnés de prières à Allah, du sacrifice de moutons et de festivités appropriées.
Pour de nombreuses civilisations, les rituels de bénédiction des navires étaient ainsi imprégnés de mysticisme, symbolisant la profonde connexion entre les forces divines et les marins en quête de protection. Au fil du temps, ces pratiques autrefois brutales ont laissé la place à des cérémonies plus symboliques.
L'évitement du sang
À partir de la christianisation des empires, les pratiques évoluent. Les participants au lancement des navires dans la Grèce antique couronnaient leurs têtes de branches d'olivier, buvaient du vin pour honorer les dieux et versaient de l'eau sur le nouveau navire en symbole de bénédiction. Des autels étaient embarqués à bord des navires grecs et romains, et cette pratique s'est étendue jusqu'au Moyen Âge.
L'autel était généralement placé sur le gaillard d'arrière. Sur les navires modernes de la marine des États-Unis, la zone du gaillard d'arrière conserve encore une signification cérémoniale spéciale.
Le chapelain Henry Teonge de la Royal Navy britannique a laissé un récit intéressant du lancement d'un navire de guerre, une brigantine de 23 avirons, par les Chevaliers de Malte en 1675 :
''Deux frères et un assistant entrèrent dans le vaisseau, et s'agenouillant, prièrent une demi-heure et posèrent leurs mains sur chaque mât et autres parties du vaisseau, et l'aspergèrent entièrement d'eau bénite. Ensuite, ils sortirent et hissèrent un fanion pour signifier qu'il s'agissait d'un vaisseau de guerre ; puis, d'un seul coup, ils le poussèrent dans l'eau.''
Au fil du temps, la cruauté des rituels a donc cédé la place à des alternatives moins macabres. Le sang a été remplacé par du vin rouge ou de l'eau bénite. L'expression anglaise "Un navire qui n'a pas goûté au vin, goûtera au sang !" évoque l'idée que si un bateau n'a pas été correctement béni avec du vin, il pourrait subir des conséquences néfastes, voire tragiques, symbolisées par le "goût du sang".
Quoi qu'il en soit, si certains rient en affirmant que l'étrave glisse mieux dans la mer lorsqu'elle a d'abord bien été arrosée, quelques marins préfèrent dire qu'il vaut mieux boire le vin plutôt que de le perdre !