C'est depuis la Baule que nous avons eu la chance d'échanger avec Gérard Petipas, le légendaire navigateur des Pen Duick. Cet homme d'expérience a eu la gentillesse de se livrer à cœur ouvert à l'exercice de l'interview sans question. Discussion de bord en quelque sorte, comme nous l'aurions toutes et tous pendant un quart, alors qu'il faut garder l'oeil ouvert pour la veille.
Isabelle, compagne de tous les instants
Lorsqu'on tente d'aborder Monsieur Petipas, c'est avant tout par Isabelle, son épouse, qu'on passe.
Elle vous téléphone et, aimable et arrangeante, elle se présente comme le "secrétariat de Monsieur Petipas". Si vous ne vous y intéressez pas, elle demeurera inconnue pour vous. Une secrétaire de plus que vous aurez au téléphone et qui vous ouvrira les portes vers la star convoitée. Mais si vous vous intéressez aux humaines, vous aurez la chance de parler avec une dame qui parle, elle aussi, d'Eric et de Gérard. Derrière chaque grand navigateur, il se cache une femme ? Cette introduction, donc, pour remercier Isabelle, Anne et toutes ces inconnues dans l'ombre que nous contactons, encore et encore, et qui nous facilitent les entretiens. Qu'elles soient toutes remerciées pour leur travail, le plus souvent bénévole, au service de l'image de leurs marins de conjoints.
Un enseignant passionné
Gérard Petipas, 81 printemps. L'homme que nous avons au téléphone est vif et sait de quoi il parle. La mer, les bateaux, les courses, l'histoire maritime. Il vous aidera à comprendre la course au large en vous expliquant quels itinéraires les Corinthiens prenaient pour commercer avec les hommes du nord. Quelques instants après, il aura saisi l'opportunité du coin d'une phrase pour vous parler des performances de telle coque en mer du Sud.
L'éminence grise de Tabarly est de ces hommes que la culture rend humains et humbles.
Navigateur ?
Vouloir définir, avec lui, son métier de navigateur n'est pas si simple qu'il y paraît. Mais il nous l'explique mieux que quiconque : "Avant de bouger sur l'eau, le métier du navigateur est de savoir où il se trouve sur l'eau. Il n'y a plus à proprement parler de navigateurs en course, car les solutions technologiques existent aujourd'hui pour se repérer. C'est un bien, réellement, pour les concurrents des courses, que d'avoir la possibilité, en un clic de souris, de se localiser. Nous avions, à l'époque, besoin de nos droites de hauteur, 3 fois par jour avec le soleil, et une fois par nuit avec la lune. Une route plutôt qu'une autre selon les prévisions météo, selon les observations de la mer et du vent aussi.
Bref, sur un délicat mélange entre un ressenti et du factuel. Une fois établie la position du bateau, la météo observée et les routes possibles définies, je proposais des options au skipper. C'est lui, en dernier ressort, qui décidait de la route prise, du cap suivi et de la stratégie de navigation."
Parler d'autres choses que la mer
De manière surprenante, Gérard parle. Il parle bien plus que la légende de taiseux des marins ne le laisse penser. Est-ce que, finalement, ce n'est que lorsqu'on leur parle de la mer que les gens de mer ne parlent pas ?
"Nous sommes souvent interrogés uniquement à propos de notre rapport à la mer, aux bateaux ou à la course. Il est particulièrement agréable de pouvoir parler d'autres sujets qu'elle. La mer est une de nos spécialités, chacun possède sa spécialité et aime parler notamment d'elle, mais pas uniquement. En mer comme en tout, on ne maîtrise rien. Sur l'eau, seul, en famille ou avec Eric, j'ai sans cesse appris et je continue d'apprendre. À la mer, on ne sait pas, on apprend. On ne cesse d'apprendre, à chaque fois qu'on pose un pied sur un bateau. En mer, on est tout petit, on est tous petits. Celui qui pense gagner face à la mer va au devant de l'échec. Il ne s'agit pas de la fameuse humilité face au milieu, mais d'une vérité. Et c'est au fur et à mesure des navigations qu'on découvre à quel point on est ignorant. Le talent réel, c'est celui de ne pas montrer qu'on est face à l'inconnu. Peu de personnes en sont capables. Eric était de ceux-là."
Ajoute-t-il en attendant qu'on interroge la légende...
Des détails, il en donne "Lorsque nous avons perdu le gouvernail en plein milieu de l'Atlantique, évidemment que la situation était critique. Eric a réagi avec calme et recul, sans panique. Quiconque l'aurait vu aurait alors pu penser qu'il était un habitué de la perte de gouvernail. Il s'est posé quelques minutes et a proposé une solution de secours. Puis il l'a mise en œuvre en faisant en sorte que jamais la panique ou l'inquiétude ne transpirent."
De conclure : "C'est ça le talent naturel de commandant. Savoir rassurer son équipage quoi qu'il arrive."
Commandant, un humain avant tout
Commandant, il l'est dans l'âme, le navigateur des Pen Duick. C'est son premier métier d'ailleurs : Capitaine de marine marchande.
Il nous explique, "Un bon commandant est avant tout un phare vers lequel l'équipage va se retourner pour toutes les décisions et toutes les questions. Il faut être un humain, un manager, un psychologue en même temps qu'un navigateur et un ingénieur. Avant tout, il faut savoir être un humain disponible aux autres. Un gars comme Eric affectionnait les gens, contrairement à la légende. Il adorait l'investissement humain et sportif de la course en solitaire, mais préférait naviguer en équipage. Il savait créer son équipage, un Kersauson pour l'humour et le boute-en-train, un Gérard pour la gestion et les finances, un Tabarly pour le sportif. Une alchimie se créait et faisait que ça marchait."
Sa conclusion : "Un véritable skipper est avant tout un humain".
Rencontre fortuite avec le skipper Nantais
Tout a été dit, écrit, encore et encore, à propos de la vie de Gérard Petipas avec le skipper. Lui parler une nouvelle fois du compétiteur qu'était le Nantais eut représenté une insulte au navigateur qu'est le Granvillais. Il a rencontré fortuitement le skipper : "Je naviguais sur un bateau venant de Granville. Dans les années 60, peu de bateaux français allaient courir en Angleterre. Je me préparais à participer à la course Cowes - Dinard. À cette époque, je naviguais sur un petit 6 mètres et Eric, passionné de tous les bateaux est venu regarder le nôtre. Nous nous sommes vus à ce moment-là. Une discussion, rien de plus.".
C'est en courses que les choses se formalisent "Puis nous nous sommes rencontrés sur la course en elle-même. À la fin, je devais reconduire le bateau à Granville et n'avais rien de réellement prévu après ce convoyage. Eric m'a demandé quels étaient mes plans. Nous sommes partis, ensemble, pour les Anglo-normandes. Chausey, les Ecréhous, les Minquiers. Un champ de mines, que j'ai aimé aborder. Eric s'en est aperçu. Notre relation était née", nous explique-t-il, avant d'ajouter plein de pudeur : "L'amitié allait naître, au fur et à mesure du temps."
Créateur de courses
Créateur de courses de génie, Gérard Petipas a imprimé sa trace dans les épreuves qui, aujourd'hui encore, sillonnent le globe. La Transat Jacques Vabre en est une, il nous conte cette histoire : "Créée en 1993, elle s'appelait alors la Route du Café. Le sponsor essentiel de la course était Jacques Vabre. Si la course en elle-même ne s'est pas trop mal passée, l'organisation autour a été des plus cafouilleuses. Pascal Bourdin, alors chargé de la marque Jacques Vabre au sein de Mondelez, est venu me demander de déposer un projet d'organisation de la course. Un appel d'offres allait sortir. Je lui explique que je n'envisage pas de proposer une course en solitaire, puis nous en restons-là."
Défenseur de la course en double
Dossier déposé, donc, Gérard Petipas poursuit "Je propose une course en double. Dépouillement et étude des dossiers. Pascal m'explique que c'est une course en solitaire qu'il veut. Je lui ai fait valoir les avantages de la course en double. La sécurité d'une course au cours de laquelle il y a 2 paires d'yeux. La rapidité, mathématiquement, on va deux fois plus vite à deux que tout seul, il n'y a pas de période au ralenti. Et humainement, en faisant cohabiter 2 skippers au sein d'un bateau, on réalise une aventure humaine. Et les marques telles que la sienne ont besoin d'aventures humaines avec de belles histoires à raconter."
Fier de lui, Gérard parvient à convaincre le grand patron du bien-fondé de son idée. La Jacques Vabre sera donc une course en double. Les raisons sont simples "La course en solitaire est une notion très française, nous sommes sans doute un des seuls pays au monde à la pratiquer. La preuve en est, au départ du Havre du premier vrai Jacques Vabre, dix nations étaient sur la ligne de départ."
Le navigateur est en tout un fin tacticien, qu'il s'agisse de créer un itinéraire en mer ou d'inventer une course, il sait mettre en œuvre une vraie capacité de négociation.
La course de l'Europe
Créateur de la Course de l'Europe en 1985, il nous en explique la philosophie. "J'étais alors un Européen convaincu, certain du bien-fondé du programme Europe et de la CEE de l'époque. Je pense que la mer demeure et a perpétuellement représenté un lien entre les populations. Si Marseille fut créée, si Carthage a brillé, si Calais existe, c'est parce que depuis le 12e siècle, des hommes sont allés sur l'eau à la rencontre de la Terra Incognita."
C'est de cette idée d'aller au-devant des autres peuples que naîtra l'idée de la Course de l'Europe. Il se demande, avec Eric Tabarly "Pourquoi ne pas réaliser une course qui réunira les pays du continent ?". Un contact en favorisant un autre, le duo entre en relation avec Jacques Delors, alors président de la Commission. "Delors avait besoin de symboles, d'exprimer la possibilité d'une Europe unie. Il voulait que quelque chose vienne concrétiser son idéal. Je lui ai ainsi naturellement parlé de cette course qui relierait, par de brèves étapes, des villes importantes de la CEE".
La complexe alchimie de la création d'un course
L'organisateur de courses nous explique "Quand vous créez une course, il faut plaire aux marins, qui ont besoin de symboles. Les marins veulent arriver dans des étapes qui signifient quelque chose dans leur monde, Brest, Marseille, Oostende, Gênes ou Le Pirée. En second lieu, il faut attirer les sponsors en leur accordant la possibilité de se faire voir. Se montrer soit sur des marchés qu'ils connaissent déjà, soit explorer de nouveaux marchés. Enfin, il faut que les locaux, politiques, associations comme municipalités jouent le jeu."
Bien sûr, tout ne va pas aisément. Les éditorialistes s'en donnent à cœur joie contre cette course petit-bras. Comme l'écrira Jean-Michel Barrault dans le Figaro "On va assister à une aimable tournée des plages !".
D'aimables tournées des plages, c'est une caravane politique qui a promptement saisi le potentiel d'une telle course. Son créateur nous explique : "Dans toutes les escales, nous jouissions de la présence de chefs d'État ou de chefs de gouvernement. Nous avons eu Mitterrand, Rocard, le roi d'espagne, celui de Belgique pour n'en citer que quelques-uns."
Il continue "On a innové en concevant la notion de village autour de la course, au départ comme à l'arrivée. La course, car c'est de cela qu'il s'agissait avant tout, a représenté une occasion passionnante. Le format en étapes brèves nous a permis d'aller réellement à la rencontre du public et de mieux démocratiser la voile", nous explique Gérard Petipas.
Néanmoins, l'énergie nécessaire à une telle organisation a eu raison des bonnes volontés "Trop de travail et pas assez de temps. Et une impression de refaire sans cesse la même chose. Nous avons laissé la course péricliter." La dernière édition de la course européenne s'est tenue en 1999.
Prise de recul sur le milieu, mais toujours naviguer
L'aventurier Gérard Petipas a pris du recul sur le milieu "En 2005, j'ai cédé toutes mes parts dans Pen Duick. Je ne suis plus actif dans la voile. Je conserve quelques titres honorifiques, mais je n'ai plus, à 81 ans, l'énergie nécessaire pour faire tout ce que je faisais. Et il faut savoir laisser la place à des plus jeunes et plus créatifs aussi. S'accrocher à un fauteuil n'est bon ni pour le fauteuil ni pour celui qui est dessus."
Prendre du recul ne signifie pas l'oisiveté, car Gérard ne peut demeurer inactif.
"Je viens de passer le cap des 81 ans, c'est déjà pas mal. Je vais essayer de rester en état, de profiter de mes petits-enfants. Je vais continuer de profiter de la vie, de la mer et des bateaux. Je vais fréquemment sur l'eau, mais uniquement en croisière et en famille. Nous abordons généralement la Turquie ou les Antilles, selon nos humeurs ou nos envies. Le bateau est l'endroit idéal pour voir grandir sa famille. Enfants, petits enfants, tout le monde est à bord et, inévitablement, la tension se desserre. Les gamins sont à portée de vue, il n'y a pas besoin d'autorité pour s'assurer qu'ils ne fassent rien de mal."
Pour l'anecdote, le navigateur n'est propriétaire d'aucun bateau. "Je ne possède pas de bateau. Je n'ai en aucun cas possédé de bateau à moi, je n'ai jamais utilisé que ceux des autres, d'Eric surtout. Je préfère louer, un bateau représente bien trop de contraintes, surtout à mon âge."
L'âge et le temps qui passe semblent être de vraies obsessions pour le coureur en double devenu solitaire en juin 1998 au décés d'Eric Tabarly. Il regrette, "À mon âge, il y a tant de choses qu'on sait faire, mais qu'on ne peut pas faire. C'est frustrant de savoir ce qu'il faudrait faire et de de se l'interdire, juste, car il ne faut pas prendre de risque. Alors je me mets à la barre et j'ordonne. J'y prends énormément de plaisir."
A propos de bateaux, quel est le préféré de Patitpas ?
Quel fut celui que Gérard a préféré de toute sa carrière ? "Pen Duick III, sans aucun doute. C'est celui qui était le plus équilibré et le meilleur compromis. C'est le seul qui ait été dessiné par Eric, il portait sa griffe et sa marque. Nous avons couru 7 courses sa première année et les avons toutes remportées. Ce n'est pas sans raison, l'équipage ne fait pas tout. Pen Duick III représente un bateau à taille humaine, gréable et manoeuvrable sans une armée complète en guise d'équipage. C'est à mon sens aussi le plus beau de la série. Lorsqu'il est revenu dans l'association que j'ai eue plaisir à diriger, je l'ai fait regréer en goélette. Il a retrouvé son âme, celle d'Eric. Il est splendide tel qu'il était."