Tout petit déjà, Pierre-Louis, Lorientais, fait de la voile avec son père. Passionné, il se forme à la navigation. En 2017, il lance le projet Vogue avec un Crohn. Atteint de la Maladie de Crohn depuis ces 16 ans, il se bat pour mieux faire connaitre ce type de maladies. Aujourd'hui, à 23 ans, à la barre de son Class 40 #135, il prépare déjà sa première Route du rhum… après être arrivé 11e à la dernière Transat Jacques Vabre en 2019.
La vue
J'ai un souvenir très précis, et incroyable, quant à la vision. C'était lors de la quatrième étape de la Solitaire du Figaro, en 2018. Je remontais alors vers Saint-Gilles-Croix-de-Vie. Et là, j'ai vu la mer devenir fluorescente. Je vous assure : fluorescente. Ça a été d'autant plus surprenant pour moi que la vue n'est pas le sens qui qui me sert en priorité durant les courses, en tous les cas pas autant qu'à terre. Dans une nuit sans lune, par exemple, ça n'est pas elle qui peut m'aider à deviner ce qui s'annonce sur ma route. Alors je sollicite d'autres sens… Bref, dans l'eau, aux abords du bateau, du plancton bioluminescent s'est mis à étrangement éclairer la mer. À voir, j'ai trouvé ça extraordinaire ! D'autant plus que les dauphins se sont invités à cet unique instant : ils nageaient dans cette lumière et devenaient ainsi, eux aussi, phosphorescents… Je suis allé à l'étrave de mon bateau pour admirer le spectacle. Incrédule, je me frottais les yeux, mais non, ça n'était décidément pas du tout une hallucination ! M'accompagnaient bien, des sortes d'étoiles filantes, dans cette vaste mer ressemblant alors à un ciel plongé dans une énigmatique nuit…
Le toucher
Ce sens-là, au fur et à mesure de l'implication dans une course au large, procure des sensations de plus en plus abruptes et violentes, je trouve. Dans les premiers jours, le bateau est propre, les vêtements sont encore assez doux, les cordages aussi sont passés à l'adoucissant pour leur conserver une certaine souplesse… Mais progressivement, au fil des jours et des intempéries, le sel, la transpiration viennent changer les choses : tout devient plus rêche, plus sec. Peu à peu, le toucher se durcit. Ma polaire, par exemple, dont la matière est toute douce au début, après cinq ou six jours de course, se transforme… Le mât aussi. Au départ, la fibre de carbone dont il est fait est parfaitement lisse. Sous les doigts, ça glisse. Mais après une navigation éprouvante, quand vent et mer se sont levés, ça n'est plus ça : les embruns ont projeté du sel partout sur le bateau et les voiles. Et quand, une fois les conditions de navigation apaisées, je vais manœuvrer au pied du mât, je sens, sous mes doigts, la tempête passée. La rugosité qu'elle a laissée. Elle me malmène les mains, cette croûte irrégulière de sel qui s'est déposée. Comme si des cailloux s'étaient fichés dans le mât et les toiles ! Et ces amas restent là, ne s'enlèvent plus de toute la course. Frotter pour tenter de les décrocher, ne sert à rien. Mes doigts les retrouvent, et les sentent de plus en plus, sans doute parce qu'au fur et à mesure de la course, eux-mêmes deviennent aussi plus sensibles, car ils s'abîment dans les manœuvres et avec l'air marin. La rugosité devient leur quotidien en temps de course.
L'ouïe
C'est le sens le plus important pour moi au large. Surtout d'ailleurs lors des courses transocéaniques. Au fil des jours, il se substitue même à la vue. Il m'indique l'ambiance générale du bord. Quand c'est en double que je cours et que je me repose dans la cabine, j'arrive à capter précisément ce qui se passe… sans le voir ! J'écoute les bruits assez doux issus du ruissellement de l'eau contre la coque, celui que pilote automatique aussi qui m'indique s'il force ou non, si, donc, les voiles sont bien réglées ou pas. Il y a aussi tous les craquements et sons plus stridents qui augmentent quand des conditions plus difficiles de navigation s'annoncent. En fait, je crois sincèrement que j'écoute plus mon bateau que je ne le regarde ! On détecte aussi des éléments extérieurs… Je me souviens très bien de ma première nuit de transat en double. Avec mon coéquipier, nous étions dans la cabine : on a entendu des coups donnés sur le pont au-dessus. On s'est vraiment demandé ce qui se passait, d'où provenait cet étrange son, quel était l'éventuel problème. C'est le matin, quand on a retrouvé quatre ou cinq poissons volants sur le pont que l'on a compris ! Ils étaient tombés sur le bateau et avaient continué, un temps, à s'y débattre en sautant comme ils le pouvaient. Et nous, nous les avions entendus « flaper »... Je ne suis pas certain que ce mot existe, mais il décrit vraiment ce bruit particulier !
Le goût
À bord, on mange beaucoup de lyophilisé et de plats tout prêt, on ne cuisine pas à proprement parler ! Alors, quand je cours en double, il y a un moment que j'apprécie particulièrement : c'est quand je barre depuis des heures et que mon coéquipier se met à préparer un bon petit plat dans la cabine, un canard confit, par exemple… Je me rappelle aussi, sur ce thème du goût, de notre arrivée à Salvador de Bahia. On nous a accueillis avec un plateau de fruits exotiques locaux succulents : une vraie renaissance de nos papilles ! Parce qu'en mer, au menu, c'est plutôt féculents, barres de céréales… pas vraiment de produits frais, à vrai dire. Et quand on en a, c'est au tout début de la course, et on les consomme vite ! Ensuite, c'est la diète de ce côté-là : on passe 15 jours sans pouvoir déguster ni fruits ni légumes frais. Alors, on se résigne et on en rêve seulement d'avoir en bouche quelque chose de frais, de juteux… Quand on arrive, outre la joie bien sûr d'avoir traversé un océan, d'avoir terminé la course, on redécouvre tout d'un coup, la saveur intense de ces fruits et leurs jus. Un tel plateau, ça a été un vrai délice pour moi. J'ai dévoré papaye, raisins, pêches, ananas, pastèque, melon…
L'odorat
Jusqu'à présent, l'odeur la plus intense que j'ai eu à respirer à bord, c'est celle du poisson. Je reviens aux volants ! Parce qu'après avoir ramassé, au petit matin, ceux qui avaient atterri sur le pont et les avoir remis à l'eau, cela sentait toujours fort, très fort, le poisson. En fait, au bout de trois jours, on a en retrouvé qui s'étaient glissés dans les voiles ou dans une baille à bouts, entre les cordages… Et là, c'est notre nez qui nous a menés pour les dénicher : une vraie chasse au trésor olfactive ! Ça n'est pas si souvent que l'odorat, durant une course, on l'utilise autant. D'ordinaire, une fois en mer, on s'habitue à l'odeur du large, assez peu variée il faut le reconnaître. On met en quelque sorte ce sens-là en suspens. Alors, quand, exceptionnellement, des effluves différents viennent nous émoustiller les narines, on les sent plus intensément sans doute : par exemple, les fumées qui suivent le passage d'un cargo, même déjà éloigné, on les sent très bien ! D'ailleurs toutes les odeurs de la pollution à terre sont plus prégnantes quand on les sent depuis la mer, je trouve. J'ai aussi des souvenirs plus agréables. Le parfum de la terre notamment. Cela faisait dix jours que nous étions engagés dans la transat Jacques Vabre. Nous avions atteint l'archipel du Cap Vert et en passant au milieu de ses îles, j'ai senti, j'ai senti… difficile, je trouve, de décrire cette odeur que je me rappelle pourtant riche, intense ! Quelque chose de très boisé, comme être dans une forêt, un sous-bois… Quand nous approchions de Salvador de Bahia, à la fin de la transat, c'est l'odeur d'une terre noire, profonde, fertile et de sa luxuriante forêt qui nous a empli les narines. Et puis, plus près de la côte, à la hauteur du port, celle, plus humaine, de cuisine et d'alléchantes grillades…
Et la peur ?
C'était durant la Transat Jacques Vabre. Et cette peur, ça a été celle d'abandonner. Pas une peur panique, ni éclair, mais une peur longue, continue. Et liée à l'énergie, presque aussi vitale que l'eau douce à bord ! Je vous explique. Sur nos bateaux de course, l'énergie est fournie par un moteur comme sur une voiture, mais aussi par d'autres dispositifs : des panneaux solaires qui demandent suffisamment de luminosité et ne fonctionnent donc que de jour ; une éolienne qui nécessite du vent et qui peut s'avérer encombrante et fragile ; un hydrogénérateur qui est une pale tournant dans l'eau avec la vitesse du bateau (une sorte d'éolienne sous-marine) ; et la pile à combustible, le méthanol, qui oblige à embarquer du ce produit liquide. Notre bateau est équipé de cette dernière source d'énergie. Notez que toutes sont des moyens de production lents. Ils délivrent une faible intensité de courant et ne sont pas conçus pour recharger les batteries, mais pour seulement limiter la descente de celles-ci. Bref, ils ne sont pas capables d'alimenter seuls tous les instruments de navigation. D'ordinaire, quand on a quitté le port, on laisse tourner ces moyens de production de courant annexes qui ralentissent la chute des batteries. Et on quitte le ponton avec les batteries pleines. Quand elles descendent trop en capacité, on fait tourner le moteur une heure ce qui remonte les batteries à 100%. Mais nous, nous étions partis avec des batteries hors d'usage et vides. Elles ont donc vite perdu de leur charge. Notre pile à combustible a produit du courant et ralenti la descente des batteries, mais, parce qu'en mauvais état, ces dernières étaient déjà trop basses en charge pour assurer le redémarrage du moteur. Il nous a donc fallu couper tous les instruments du bateau et patienter pour que la pile recharge à son rythme, c'est-à-dire doucement, les batteries, et que le moteur puisse enfin redémarrer ! Pendant des heures, nous avons ainsi navigué à l'ancienne… Nous nous sommes relayés à la barre, avec mon coéquipier. Et je vous avoue que nous n'aurions pas pu continuer longtemps dans cette position-là. C'est là que l'angoisse a grandi, vraiment. Sincèrement, abandonner parce que l'on a cassé, c'est envisageable pour moi, mais à cause d'un problème de batterie… Je peux vous dire que quand, avec mon coéquipier, on a entendu le moteur – oui, ça aurait pu être pour l'ouïe, ce moment-là ! –, on a hurlé de joie !