Qui êtes-vous Espen Oeino ?
Je suis norvégien. J'ai grandi auprès de l'eau, j'ai toujours fait du bateau avec ma famille et j'ai su très tôt que je voulais être architecte naval. Je suis arrivé en France en seconde pour pouvoir y passer mon baccalauréat. Je me suis rendu compte que personne ne connaissait le métier d'architecte naval dans mes classes. Contrairement à l'Angleterre ou l'Allemagne, les Français ont tendance à assimiler ce métier à celui d'architecte terrestre. Or ça n'a rien à voir.
J'ai suivi un cursus d'ingénieur en génie maritime en Écosse, à Glasgow. Je savais que je voulais travailler dans le milieu de la plaisance et notamment dans le domaine de la voile. C'était ce qui m'intéressait et ça l'est toujours d'ailleurs. Après mon diplôme, j'ai travaillé sur des projets de voiliers jusqu'au jour où l'entreprise dans laquelle je travaillais a dû réaliser un dossier pour le dessin d'un bateau à moteur.
Étant le seul diplômé à savoir-faire des prédictions de vitesse et calculs de structures, je me suis chargé de ce projet. C'est de cette manière que je me suis spécialisé sur les yachts à moteur.
Aujourd'hui, je fais ce métier depuis 25 ans. On peut dire que je suis un architecte de voilier frustré (rires). En même temps, le marché du bateau à moteur est plus important, avec une croissance incroyable. Autant par le nombre de bateaux, que par la taille des yachts qui a incroyablement augmenté.
Quelle formation recommandez-vous ?
Je conseille une formation technique. Le métier d'architecte naval en France n'est pas une profession protégée comme le sont les médecins, les dentistes ou encore les architectes. Or le métier d'ingénieur maritime l'est. Il y a beaucoup d'architectes navals qui font leurs propres bateaux et c'est une manière de travailler, mais lorsque l'on conçoit des bateaux plus importants, c'est primordial d'avoir de bonnes bases techniques. Cela permet d'avoir une vue globale des choses et pas seulement d'un point de vue aménagement. On étudie l'hydrodynamique, les moteurs, les structures, etc. Il faut connaitre la manière de fonctionner d'un bateau pour le dessiner.
Ensuite, il faut avoir des capacités créatives. L'idéal, c'est de coupler des études d'ingénierie et d'architecture. Car l'objectif c'est d'optimiser des espaces confinés pour la vie à bord.
J'aime étudier la distribution des espaces, l'intérieur d'un bateau pour trouver la configuration optimale. Il faut donc avoir un intérêt pour la création des aménagements et des espaces et un intérêt technique pour être un bon yacht designer.
Quel est le métier d'architecte naval et designer de superyacht ?
C'est un métier un peu méconnu en France. Pourtant c'est le pays de la plaisance, avec de nombreux constructeurs de voiliers, de bateaux de série.
Je dessine principalement des yachts à déplacement, à partir de 60 m. Notre dernier projet en cours mesure 183 m. J'ai aussi fait quelques vedettes rapides de 35 m. Aujourd'hui, j'ai 26 collaborateurs dans mon entreprise, dont un département de 5 personnes pour les petits bateaux à coque planante, qui sont principalement des annexes pour les superyachts.
Au début de l'année, nous avons également présenté notre premier bateau de série pour le chantier norvégien Windy, le Shamal 37. On avait déjà travaillé avec eux puisqu'ils réalisent également des annexes haut de gamme sur mesure.
Vous dessinez également l'intérieur des bateaux ?
Nous créons les espaces et la relation entre les espaces (fenêtres, escaliers, portes…), mais nous ne faisons pas la décoration. On étudie la continuité structurelle, le positionnement des cloisons étanches… On commence toujours par dessiner un bateau de l'intérieur vers l'extérieur. Par contre nous réalisons la décoration extérieure du bateau.
Les projets sont-ils toujours liés à des commandes ?
En général oui. Je crée des bateaux sur mesure. Les clients arrivent par le biais d'amis, de la presse ou de courtiers. Des fois, ils sont aussi recommandés par un chantier pour lequel nous avons déjà dessiné des bateaux.
Finalement, c'est aussi un métier de psychologie. Il faut qu'il y ait une entente entre architecte naval et client. On étudie son programme, on définit un cahier des charges. C'est important de bien comprendre ce qu'il veut et de mettre au clair ses idées.
Je suis en contact avec mes clients, de l'établissement du cahier des charges jusqu'à la livraison du bateau. Et souvent bien après puisque pour un particulier client, j'en suis à la conception de son 6e bateau. Le superyacht Bold est le 5e bateau que je dessine pour le même propriétaire.
Pour la plupart de ces propriétaires, c'est un projet très personnel. Il ne s'agit pas de construire une nouvelle usine ou de réaliser un investissement financier. Ils sont passionnés et on organise des réunions le weekend ou le soir, en dehors des heures de travail. Pour la plupart, c'est le projet personnel le plus cher qu'ils réalisent.
Les gros yachts coutent plusieurs centaines de millions d'euros. C'est bien plus cher qu'une maison, qu'un château ou un chalet. Les clients suivent ce projet de très près. C'est ludique et sympathique. Souvent une relation d'amitié se crée entre nous. Je me considère comme quelqu'un qui tient le stylo pour eux.
Le Bold est le yacht N° 50 que nous avons dessiné, sans compter les annexes. Ils sont tous assez différents. Ça relève du fait que je dessine le bateau de mes clients, pas le mien. Je n'ai pas de style propre à moi, je respecte le style des clients tout en m'assurant que les proportions sont bonnes. Ça n'est pas qu'une question de design, ce doit être de bons bateaux en mer.
Quelle est votre réalisation préférée ?
Je vais dire comme Enzo Ferrari, le prochain. Il y a une part de vérité puisque le REV, celui qui est en cours d'élaboration, nous excite le plus. Il sera encore plus grand qu'Azzam (NDLR le plus grand yacht du monde avec une longueur de 180 m) puisqu'on raisonne en volume (tonnage) lorsqu'on parle de superyacht, et pas en taille. Azzam est étroit et peu volumineux avec un volume de 13 000 tonneaux. REV est un yacht à déplacement en acier de 17 400 tonneaux, conçu pour naviguer en Arctique et Antarctique.
Il a y aussi 2 ou 3 bateaux qui m'ont permis de me faire un nom, conçu pour deux personnes qui travaillaient chez Microsoft. Octopus est mon premier explorer. C'était assez complexe comme programme et à l'époque, il était un des plus gros yachts du monde à l'époque.
Il y a aussi le Skat, livré en 2002, construit en aluminium et acier, comme la plupart de ces gros yachts. Soit les gens le détestaient, soit ils l'adoraient. Et c'est intéressant. J'étais fier et content. Il fait partie des yachts les plus invoqués au monde. Je l'ai conçu pour un mathématicien, concepteur de Word et Excel, qui souhaitait un bateau en aluminium, mais dans le respect du matériau, livré en plaque et profilé. Donc, à part la coque — pour des raisons hydrodynamiques — toute la structure est réalisée à base de surfaces plates qui s'interceptent. Aujourd'hui, on parle de bateau furtif, mais à l'époque, c'était quelque chose de nouveau. C'est un bateau intemporel.
J'aime aussi le Bold, un des plus grands yachts en alu du monde, lancé à l'été 2019, qui possède un rendement efficace. C'est un bateau avec un volume distribué dans le plan longitudinal plutôt que vertical. Par conséquent, le maitre-bau est réduit et le poids plus léger. Il est construit en aluminium et il est assez étroit, ce qui est bénéfique pour la résistance à l'avancement. Il va vite avec des moteurs de puissance assez modeste. Il n'a besoin que de 60 % de la puissance d'un bateau de taille équivalente (77 m). C'est un des plus grands yachts en alu au monde.
C'est le 5e bateau que je dessine pour ce même propriétaire. Je lui ai déjà conçu deux bateaux de 73 m et deux de 77 m. Le Bold est complètement différent des autres et même du concept de la coque alu. C'est un bateau plus écologique, en plus l'aluminium est recyclable.
Quelle réalisation aimeriez-vous dessiner ?
Mon bateau à moi ! Le cordonnier est toujours le plus mal chaussé. J'ai un rêve depuis longtemps, mais je n'arrive jamais à trouver le temps pour le réaliser. J'ai fait des esquisses de mon petit bateau à moi. C'est un bateau de ski de neige. J'ai déjà eu la chance d'en faire avec le Cloudbreak.
Je n'ai pas les moyens de me faire un yacht comme celui-ci, mais j'adore le ski, que je pratique tout le temps. Mon projet personnel, c'est un catamaran à moteur d'une quinzaine de mètres, parce que j'ai besoin de vitesse, car les distances sont importantes. La Norvège avec son littoral incroyable possède des côtes très découpées, de la frontière suédoise jusqu'à la frontière russe. Avec ses fjords, ses iles et ses montagnes qui plongent dans les fjords, il y a finalement près de 20 000 km à explorer.
J'ai besoin d'un bateau qui avance à 30 nœuds, un bateau de toute saison, avec du chauffage, un poste de pilotage intérieur et extérieur, mais aussi une annexe et une rampe à l'avant pour pouvoir accoster sur les rochers et poser les skis à terre.