La vue
Je me rappelle d'une surprise... C'était pendant le Vendée Globe de 2016. J'étais au large des Iles Kerguelen, dans les 40e Rugissants. Les conditions étaient alors bonnes : je pouvais profiter de quelques heures de répit, entre deux dépressions… Comme je devais envoyer une vidéo à l'organisation de la course, je suis sorti du cockpit avec ma caméra. Et là, juste au moment où je commençais à filmer en disant « bonjour », j'ai vu apparaître, à bâbord, une baleine. Incroyable de l'apercevoir par hasard, comme ça, au beau milieu de l'océan, à ce moment précis… Elle était si proche, à 50 ou 80 mètres ! C'était la première fois que j'en voyais une. C'est un énorme animal tout de même. Et je vous avoue que j'en ai été assez ému. Sans doute aussi parce que pouvoir observer ce mammifère menacé et donc protégé m'a paru être un privilège. J'ai été bluffé, mais aussi pas mal stressé, parce qu'une collision avec elle, à cette vitesse-là, ça peut faire des dégâts. On peut tout casser. Ce mélange d'émotions, c'est très surprenant. Et puis, cela faisait une quarantaine de jours que j'avais quitté la terre, et je n'avais pas vu beaucoup d'animaux : des poissons volants, oui, des albatros aussi et quelques dauphins… mais une baleine ?! Ça a été unique pour moi, car je n'en ai jamais revu depuis. Inutile de vous dire que ma vidéo était toute faite après cet épisode !
Le toucher
C'est un souvenir à la fois assez lointain dans le temps, et très présent dans ma mémoire… Une intense douleur, et aussi un des plus gros fous rires que j'ai jamais eus en mer !
En 2011, je courais avec mon frère la Transat Jacques Vabre. Nous avions choisi la route Nord pour rallier Le Havre à Puerto Limon au Costa Rica. Nous passions l'arc antillais. Première course sur un IMOCA, première fois que nous naviguions ensemble : nous étions vraiment contents. Même si, c'est vrai, avec le spi que nous avions mis, et le bateau qui avait tendance à enfourner, nous nous prenions, depuis plusieurs heures déjà, des paquets et des paquets de mer ! Nous regardions chacun à notre tour par-dessus la casquette pour voir devant. C'est à moi : je me redresse et regarde… et tout d'un coup, avec un énième seau d'eau, un poisson ! Un poisson qui m'arrive en plein visage. Tellement soudainement, et tellement gros aussi ce poisson - au moins 20 centimètres ! - qu'il m'assomme. Lui tombe, inanimé aussi, dans le cockpit. Je l'y rejoins soutenu par mon frère. Et puis, et puis… Quand j'ai eu repris mes esprits, je l'ai vu, mon frère, au-dessus de moi. Je l'ai senti inquiet, je m'en souviens. Et puis, vite, devant homme et poisson dans les vapes, il a commencé à sourire et n'a pu finalement réprimer un fou rire. Contagieux bien sûr : alors, dès que j'ai compris que rien de grave ne m'était arrivé… ! Le poisson, lui, est allé, mort ou vif on ne saura jamais, rejoindre ses congénères ! Cet épisode me revient en tête aussi parce qu'il me rappelle ces moments, quand j'étais petit, où je faisais des bêtises avec mon frère, que l'un de nous se faisait un bobo, mais que nous finissions par en rigoler encore plus ensemble !
L'ouïe
C'est toujours lors du dernier Vendée Globe. Vers la fin, après presque 90 jours de mer, je ressentais, c'est vrai, un énorme manque… Lors de ces courses au large, on a la possibilité, grâce au téléphone satellitaire, et même si c'est très cher, d'appeler la terre. Mais on reste frustré parce que la liaison n'est pas normale : les voix sont déformées et il y a un délai de transmission qui empêche que la conversation soit fluide. J'ai même trouvé ça douloureux quand c'étaient ma femme et mes enfants auxquels je parlais. Alors, quand je suis arrivé dans le chenal des Sables-d'Olonne, et que j'ai entendu à nouveau leurs voix, leurs vraies voix… quelle émotion ! Je les ai vus s'approcher sur un semi-rigide, et j'ai perçu un cri de ma femme, un tendre cri. Et puis, ils sont montés à bord, et là, deux petites voix intimidées de me retrouver après si longtemps, et impressionnées aussi par la foule autour de nous, m'ont chuchoté : « tu nous as manqué papa ». Ému aux larmes, j'ai lâché prise. J'étais arrivé, c'était fini, j'avais réussi, j'étais sain et sauf. Aujourd'hui, je me rappelle encore de ces mots… et ça m'aide à les supporter quand ils sont trop bruyants !
Le goût
À terre, moi je suis plutôt bon vivant. Mais en mer, au quotidien, je ne mange pas par plaisir. J'ai ce souvenir qui me revient en tête et qui remonte au Vendée Globe... encore ! C'est une sacrée course, vous savez ! Un de mes proches m'avait mis dans mes affaires quelques surprises… À ouvrir pour Noël. Ce soir-là, je me souviens de m'être assis à ma table à carte, avec, devant moi, un petit bloc de foie gras, de la confiture de figues et un quart de Bordeaux rouge. J'ai dégusté le tout comme si c'étaient les meilleurs que je n'aie jamais mangé et bu ! Et comme j'étais focalisé sur ce que j'avais en bouche, que je ne discutais pas avec quelque d'autre en même temps, ça a été d'autant plus intense comme sensation. Ils avaient une saveur qui dépassait tout ce que j'avais pu ressentir avant. Enfin, c'est l'impression que j'ai eue à ce moment-là. En réalité, ces aliments n'étaient pas si succulents, juste normaux. Ils avaient seulement le goût du large ! À terre, c'est clair, je n'en aurais pas fait tant de cas. J'ai pris du temps pour ce repas qui m'a procuré énormément de plaisir et de réconfort. Ça me fait penser à cette chanson de Georges Brassens, l'Auvergnat, et à cette phrase « Ce n'était rien qu'un peu de pain, mais il m'avait chauffé le corps, Et dans mon âme il brûle encor' A la manièr' d'un grand festin ».
L'odorat
Sans hésitation, le moment qui m'a le plus marqué pour ce sens s'est déroulé en 2017. J'ai eu la chance de pouvoir courir la Transat Jacques Vabre avec Servane Escoffier. Les trois premiers jours, nous avons eu très mauvais temps. À un moment, quand je suis descendu pour faire un point météo, et que je me suis rapproché de la table à cartes, j'ai senti son odeur. Elle était allongée et elle sentait bon, juste bon. Et pour moi ça a été juste très agréable ! Avant je n'avais navigué qu'avec des hommes. Et après quelques jours de navigation, l'odeur dans la cabine n'est pas toujours… Bref, un parfum féminin, le sien en plus, ça m'a ravi. Ça m'a aussi rappelé nos nuits à la maison, ensemble.
Et la peur ?
Je cours le Vendée Globe 2016-2017. Je me rapproche du pôle Sud : les jours raccourcissent les uns après les autres, les vents des premières dépressions s'annoncent ; la houle se fait plus forte et marquée… Je sens, je sais, que je pénètre dans la zone maritime, dont j'entends dire depuis que je suis gamin, que c'est l'endroit le plus difficile où naviguer. J'atteins les 40e Rugissants… La nuit tombe. Tout d'un coup, le pilote automatique pousse tant et si vite la barre que le bateau change violemment de direction. Avec le vent déjà fort, le bateau se couche à 90°… et moi je suis suspendu à la verticale dans le cockpit ! Je me tiens comme je peux. Panique à l'horizon… Je réussis pourtant à enlever le pilote automatique, et à lâcher les voiles. Ouf ! Je remets le bateau sur le bon cap, règle les voiles, réenclenche le pilote. Et rentre dans la cabine pour manger un peu… À peine y suis-je, qu'à nouveau le pilote automatique décale ! À nouveau, je remets les choses dans l'ordre… mais la peur me gagne, vraiment. Dans ces conditions de navigation et avec ce qui m'attend plus loin, partir au tas si violemment, c'est un vrai risque de casse irréparable ! Mon angoisse grandit, le désespoir pointe : deux fois encore, ce manège se répétera sans que je comprenne davantage le dysfonctionnement du pilote automatique. Il faut pourtant que je trouve la solution… sinon c'est l'abandon ! Réduire les voiles, aller moins vite, et me poser pour chercher. C'est alors que je me souviens d'un livre écrit par un navigateur qui évoquait ce genre de panne. Je me rappelle qu'il s'agissait d'un problème lié à la polarité du compas qui guide le pilote. Et ce compas, magnétique, en s'approchant du pôle Sud, peut subir des interférences… En changeant cet instrument, en remplaçant celui-là par un électronique, j'avais trouvé la réponse. Quel soulagement, je m'en souviens, que le danger pour moi et pour mon bateau se soit éloigné. Et quel bonheur de pouvoir me dire que ça n'était pas fini, que la course continuait !