La vue
Ce qui me vient tout de suite en tête, c'est un moment assez fou que j'ai vécu en novembre 2018. C'est le départ de la Route du Rhum, ma toute première course de ce type… Avec, à mon compteur, seulement quatre jours de navigation compétitive en solitaire avant ce départ. Une vraie aventure donc ! Pour cette 11e édition, les conditions au départ ont été très faciles : mer calme et vent régulier d'une dizaine de nœuds. Et tout autour de moi, plus de 120 bateaux qui filent, leurs gennakers déroulés. Même si les voiliers de course sont d'ordinaire assez colorés, je me souviens surtout du gris de la mer et de tonalités assez douces en fait, qui allaient bien avec l'atmosphère générale, que j'ai trouvé sereine. Par rapport aux départs à touche-touche de certaines régates que j'avais déjà courues, en tous les cas. Là, les bateaux assez loin les uns des autres, on se croisait à 20 ou 30 mètres de distance. J'étais zen. Quel contraste avec les jours précédents qui avaient été très stressants ! Bref, je contemplais… Également tout le chemin parcouru avec l'équipe pour en arriver précisément à cet instant.
Le toucher
Je ne quitte pas la Route du Rhum, mais j'avance un peu ! Je navigue maintenant dans le Golfe de Gascogne. Les conditions ont radicalement changé : 40 nœuds de vent et une mer démontée comme rarement je l'ai vue. Les manœuvres sont violentes. Et j'ai mal, très mal aux mains. À tel point que j'ai même du mal à zipper mon ciré. Ça, c'est pour le souvenir douloureux. J'en ai un autre beaucoup plus agréable. J'ai fait du charter en Antarctique et c'est au cours d'une croisière que j'ai effleuré… Commençons par le début : pas un souffle de vent, une mer comme un miroir, une baie superbe… et des baleines à bosses et avenantes. Tant qu'elles viennent à nous. Et moi, je me couche sur le bord du pont, presque en dehors d'ailleurs, en allongeant mon bras le plus possible vers la mer, parce que, là, nage, juste à côté, l'une d'entre elles. Et il me semble qu'elle tend sa nageoire vers moi. De son œil, d'un impressionnant double décimètre de large, elle me regarde. Et il me semble qu'elle attend un contact… tout comme moi ! Je me suis sentie transpercée. Sans que je parvienne à la toucher, j'ai ressenti pourtant un truc hyper puissant. De le joie, intense, très certainement d'avoir pu vivre cette interaction avec ce cétacé de 15 mètres de long !
Encore un souvenir lié au toucher, et à la course à la voile. Avec un Class 40, on est, la plupart du temps, mouillé. Ce qui n'est pas toujours très agréable ! Bref, j'ai remarqué que depuis que je portais un ciré avec manchons aux poignets et au cou, mes sensations ont changé… et en mieux ! Avant, sans ciré étanche, on se mouillait à l'intérieur… et insidieusement le froid nous gagnait. Aujourd'hui, l'humidité ne nous envahit pas : c'est beaucoup plus confortable, mais aussi efficace, car on n'a plus à perdre de temps et à prendre un risque pour aller nous changer dans la cabine !
L'ouïe
Un bruit horrible d'abord : c'est celui que j'entends quand la coque de mon bateau tape contre la mer. Un Class 40, c'est léger et ça résonne beaucoup, alors, quand on est au près, face au vent et aux vagues, ça peut être hyper violent comme son. Ce vacarme que l'étrave produit quand elle retombe sur l'eau est suivi d'une vibration de tout le gréement : ce sont des bruits qui m'indiquent que mon bateau souffre. Et, je vous le dis, je les ressens jusque dans mes entrailles… A contrario, la VHF m'offre des pauses sonores sympas : entendre une voix humaine, quand cela fait un certain temps que l'on est seul, ça fait vraiment du bien à certains moments ! Ça peut être celle d'un marin, ou mieux encore, car plus émouvant sans doute, celle d'un autre skipper. Je me souviens d'une rapide conversation que j'ai eue avec Clarisse Crémer quand je m'approchais de Salvador de Bahia à la fin de la dernière Transat Jacques Vabre de 2019. Elle, avec son IMOCA, était arrivée une dizaine de jours avant, et elle repartait vers la France. On s'est croisées, de façon inattendue, et on s'est contactées par VHF. Avec cet appareil, le son n'est pas toujours clair et puis on doit parler chacun à son tour… Bref, ces cinq minutes de cette atypique conversation, un peu hors du temps en fait, m'ont émue. D'autant plus que je savais qu'elle repartait traverser l'Atlantique, mais toute seule cette fois. Et puis moi, j'étais aussi dans un état d'esprit particulier : l'aventure touchait à sa fin !
Le goût
Quand on est en course, toutes les bonnes choses ont une saveur décuplée ! Exemple avec le comté : cela fait trois ou quatre jours déjà que je suis en course, et je n'en ai presque plus, pas davantage de beurre d'ailleurs, et ne me reste qu'un morceau de pain frais. Là, je sais que je vais tout droit à l'extase : la grasse pâte salée et savoureuse du comté ; les cristaux de sel du beurre ; le pain de campagne aux cinq graines de la biocoop 2 O de Saint-Malo… un délice ! Quand j'ai fini les produits frais, je me rabats sur les plats lyophilisés… En fait, plutôt sur les plats déshydratés. Ceux, par exemple de mon partenaire Beendi qui propose des plats bio, végétariens… et gouteux ! Il y a de la semoule, du riz, du quinoa, et d'autres graines encore, cuisinés avec des herbes et des épices venues d'ailleurs souvent.
Et quand il me reste du comté, j'en mets de petits morceaux dans ma semoule !
L'odorat
J'ai eu la chance, en mer, de côtoyer les baleines. Eh bien, quand l'une d'elles passe à proximité de votre bateau et qu'elle éjecte de l'eau ou respire seulement, mieux vaut vous pincer le nez ! Comme un drôle de relent de poissons bien pourris, bref d'intérieur de baleine, se dégage d'elle. Une autre nauséabonde odeur m'a marqué aussi, beaucoup plus humaine... Quand on arrive au port, à l'issue d'une course un peu longue, les bateaux ne sentent pas très bons. Ceux des hommes sont pires que ceux des femmes, m'a-t-on dit ! C'est une odeur très caractéristique : à la fin de ma première course au large, des souvenirs de petites filles me sont venus, car dans le bateau de mon père, ça sentait pareil ! Bref se mêle l'odeur des vêtements et des bottes constamment humides, des voiles repliées sans être sèches... Ce sont de vraies petites bombes olfactives !
Et la peur ?
La Transat Jacques Vabre de 2019 : avec mon coéquipier, nous avions choisi, parce que c'était le plus court chemin, de passer entre deux îles de l'archipel du Cap Vert. Mais nous savions aussi que ça allait être sans doute chaud. Et ça l'a été plus que redouté ! Je n'ai jamais vu une mer si courte, si hachée. Les vagues se terminaient en tourbillons et venaient de tous les côtés à la fois ! Le vent atteignait les 25 ou 30 nœuds. Nous étions sous spi, et avancions à 14 ou 15 nœuds, avec des surfs à 17 et 18. La nuit n'était pas tout-à-fait noir, heureusement. J'étais hyper concentrée. Je craignais surtout que le vent ne tourne, entraîne le spi, et qu'au final nous démâtions ! Je pensais aussi aux rives caillouteuses des îles, aux éventuels hauts fonds, rendus plus hauts encore avec les creux des vagues… Là, j'ai eu peur des graves problèmes techniques que nous pourrions avoir. Mais je vivais surtout une montée d'adrénaline intense ! J'étais dans la gestion du moment présent, et ça me suffisait sans doute… Tous mes sens étaient en éveil, et d'une façon extrême. L'ouïe par exemple, car de nuit, je ne voyais pas bien les vagues arriver, je devais les sentir venir. Pour le spi, j'écoutais aussi son bruit, et je l'interprétais pour en connaître les mouvements. Dans ces moments-là, je crois que l'on trouve en soi une force inattendue qui nous fait paraître la difficulté moins rude. On est plus résistant à l'effort. Moi, quand c'est chaud, ce qui est efficace pour évacuer le stress, c'est de ventiler de souffler fort, de m'oxygéner !