Pour moi, le thème des sens est vraiment au cœur de la course à la voile. Le large, c'est un terrain très favorable à leur éveil. La vie moderne les endort, alors que la nature les stimule.
C'est aussi ça qui me motive quand je pars en mer : me sentir en phase avec les éléments. Avec le temps de la vie, le moment présent. Quand je suis seul au large, que je vois le soleil se lever, passer la journée, se coucher le soleil, la lune se montrer, puis les étoiles briller, je sens le temps s'étirer… autrement qu'ailleurs. Avec l'espace, je ressens aussi ça. Alors qu'en avion, en quelques heures on peut se retrouver à l'autre bout de la terre, moi, avec mon bateau, même s'il peut être rapide, je mets des jours et des jours à traverser un bras de mer ou un océan. Je vis l'immensité des mers ! Ce sont des sensations qui me remettent à ma place, ma modeste place, sur cette planète. Qui me rappellent que je ne suis pas grand-chose au final, que je suis juste - mais tout de même ! - un élément de toute cette chaine !
La vue
Je me souviens d'un moment très particulier que j'ai vécu dans le Golfe du Saint-Laurent où la navigation n'est pas simple. C'était lors de la transat en équipage Québec-Saint-Malo. Nous nous battions contre les éléments : un vent désarmant, une eau à 4°… mais surtout un épais brouillard. Certes cet endroit est réputé pour être très brumeux, mais là… Ne pas avoir d'horizon, quand on est sur un bateau, n'est pas des plus rassurant ! Bref, ces conditions ne nous enthousiasmaient pas. Nous allions enfin passer entre l'Ile de Saint-Pierre et l'Ile de Miquelon. Et ainsi pouvoir nous mettre un peu à l'abri. C'est là que la brume s'est soudainement évaporée. Et un tout autre paysage que la grisaille nous est alors apparue.
Le vent était tombé, le bateau s'était arrêté, tout nous a semblé figé, comme hors du temps. Un intense et incroyable contraste. Nous glissions entre ces deux îles dont le rivage sauvage m'a fait penser à la côte bretonne, là où elle est vierge de toute intervention humaine. En un peu moins verdoyant sans doute, car ces iles sont très ventées. Pour moi qui suis grand amateur de nature, ça ressemblait un peu au paradis sur terre ! Le ciel était bleu et la mer d'un vert intense… Elle, avec des reflets presque verts émeraudes, tant elle est chargée en plancton dans cette région. C'est d'ailleurs ca qui explique une autre apparition… Au moment où nous découvrions ce sublime paysage, nous avons vu aussi une baleine et son baleineau à côté de nous ! Moi, à cet instant, je me suis senti vraiment au coeur de la nature. Rien ne me rappelait plus la civilisation. Ça a été un moment très intense, si furtif. J'aurais aimé pouvoir le prolonger bien au-delà… Même si je suis compétiteur dans l'âme, à cet instant, je l'avoue, j'ai réagi comme un simple marin, et j'ai pris le temps de contempler. C'est aussi pour ces instants-là, que l'on parcourt des milles et des milles en mer, non ?
Le toucher
L'humidité, c'est ce qu'il y a de plus marquant à bord pour moi concernant ce sens. Quand on part en mer pour plusieurs jours, au début, on passe de sa condition de terrien à celle de marin. Sa relation à l'eau évolue. Tout devient humide : la barre, les voiles, le pont, les mains, les cheveux… et le reste en permanence. Mais on s'y habitue, petit à petit, jusqu'à ce que ça fasse partie de notre vie à bord et que ça ne soit même plus négatif à nos yeux.
Je me dis que la théorie qui veut que l'espèce humaine soit passée par un état amphibien durant son évolution, n'est pas dépourvue de sens ! C'est peut-être ça qui, inconsciemment, nous permet de supporter, puis d'assimiler cette extrême humidité comme un environnement normal ?! D'ailleurs, quand je reviens à terre, je ressens une certaine nostalgie vis-à-vis d'elle. Certainement parce que, maintenant sur le plancher des vaches, je ne suis plus en phase avec l'élément marin que j'ai quitté, et le terrien que je n'ai pas encore tout-à-fait retrouvé…
L'ouïe
Notre cerveau est incroyable : réussir, dans un milieu très bruyant, à isoler très rapidement le moindre petit bruit anormal, c'est fascinant, je trouve. Et c'est exactement ce que l'on fait en course à la voile ! Bref, ce que je vous raconte remonte à 2016, pendant le Vendée Globe. Je suis alors entre l'Océan Indien et le Pacifique, au Sud de la Tasmanie. Je m'attaque aux mers du grand Sud. Vents et mer sont hostiles. Mon environnement est on ne peut plus bruyant ! Mais depuis 41 jours que je suis en mer, je m'y suis habitué. C'est devenu un fond sonore pour moi. Je dors bien d'ordinaire à bord, mais, ce jour-là, j'ai des maux de tête très inhabituels. Je sens que je ne vais pas bien. Et tout d'un coup, j'entends une énorme rupture, proche de l'explosion, de la détonation… Un son discordant, qui tranche avec le brouhaha que je connais. Un bruit agressif et violent, qui me fait deviner que c'est grave et important. Mais, à cet instant, je n'imagine pas précisément ce qui s'est passé. Je vais le voir vite : mon mât, à plat… Mon bateau s'est arrêté et les bruits qu'il engendrait se sont amenuisés, d'une manière un peu étrange. Ça m'a fait penser à un musicien jouant à tue-tête, qui est coupé par un puissant coup de tambour, dont la vibration continue un instant après que l'orchestre se soit bel et bien arrêté. Et qui s'interroge sur que ce qui vient de se passer…
Le goût
Spontanément, je dirais que lorsque je pars longtemps en mer, c'est tout ce qui est frais, et donc rare, qui m'allèche le plus ! Je me souviens d'une orange dégustée dans des conditions particulièrement agréables. C'était encore dans le grand Sud. Parti depuis plus d'un mois, je me nourrissais d'aliments sans goût et assez peu variés. Il avait plu durant sept jours. Alors que les ultimes gouttes tombaient, un superbe arc-en-ciel arrondissait déjà le ciel. Une sorte d'euphorie s'est emparée de moi. Et je me suis dit que cet instant tant attendu valait d'être fêté. En dégustant quelque chose de délicieux, par exemple ! Je me revois dans le poste de veille : une orange en main, que je coupe et porte à ma bouche… Et là, aussitôt, je crois entrer chez le plus talentueux chef étoilé ! Quel plaisir cette orange juteuse, presque fondante, à la saveur prononcée, sucrée, quelque peu acide aussi. Un vrai délice, d'autant plus qu'en mer, un agrume, c'est un peu le contre-pied de ce que l'on mange d'ordinaire puisque l'on se nourrit d'aliments plutôt secs et craquants. Et puis, ce qui est estampillé « longue conservation » est souvent insipide. Alors, moi, j'ai tendance à charger ces plats en épices, en poivre… et en vain souvent aussi !
L'odorat
En partant au large, on troque les odeurs de la terre, parfois nauséabondes, contre celles de la mer, iodées à l'extrême ! Et quand on fait le chemin inverse, parfois on le regrette. Je parle d'expérience. De celle-ci en particulier : lors d'une course en double, après quatre ou cinq jours passés au large, nous remettons le cap sur New-York. Je ne me sens pas bien, au point même d'avoir envie de vomir. C'est une mauvaise odeur qui m'écœure, sans que je puisse l'identifier, ni la localiser. Ca ne vient pas du bateau… Elle persiste jusqu'à l'arrivée au port. Aux personnes venues m'accueillir et que je connais bien, je demande quel est le problème d'égoûts, de canalisations, qui expliquent que ca pue tant ! Elles ne voient pas de quoi je parle. Ca n'est qu'au bout de quelques heures, alors que je m'étais habitué à ces effluves, que j'ai compris qu'il s'agissait malheureusement de cette affreuse odeur qu'a l'humanité quand elle est concentrée sur une petite surface. Ca m'a bouleversé. J'ai pensé alors à ce fameux roman intitulé « Le parfum » et qui décrit si bien que le nez perçoit dans certaines rues de Paris…
Et la peur ?
Sans faire le malin, je vous dirais que j'ai rarement eu peur en mer. Quand on est dans un contexte d'extrême danger, on est plus dans l'action. On met d'autres mécanismes en place. La montée d'adrénaline notamment. Je l'ai vécu dans le Golfe du Saint-Laurent. Encore, oui, sans doute parce que cette zone étant très riche naturellement et comptant assez peu d'habitants, elle sollicite nos sens intensément. J'étais avec mon équipage à proximité des côtes de l'embouchure. Je dormais quand mon coéquipier est venu me réveiller. Il entend un bruit pour le moins intriguant. Et l'on n'aime pas ce genre de bruits sur un bateau.
Je monte et l'entend : des hurlements horribles dignes d'un film d'horreur, qui nous glacent d'ailleurs le sang. Nous ne parvenons pas à savoir ce que c'est. Pas le Loch Ness, c'est sûr, mais un animal monstrueux peut-être ? On pense à un vieux loup… Mais en pleine mer ?! Impossible de savoir. Et cela ajoute à la peur qui nous vient peu à peu. Et cela se rapproche. Aucune échappatoire possible. La panique à bord grandit. Moi, j'ai juste envie de prendre mes jambes à mon coup, et d'aller me réfugier au fin fond d'une grotte. Des réflexes ancestraux remontent à la surface dans ces moments ! Mais nous sommes au 21e siècle : armés d'un projecteur, nous explorons en hâte nos abords. Et nous butons sur un îlot. Un coup du Saint-Laurent qui fait se mouvoir ses bancs de sable sans crier gare. Première surprise. La deuxième est plus grande encore : des loups de mer affalés là ! Voilà notre monstre démasqué, et nous, partis dans des éclats de rire mémorables ! Aujourd'hui, je pense aux équipages de Jacques Cartier qui arrivèrent là sans rien connaitre des lieux, sans aucun outil pour les appréhender… Peut-être ont-ils, eux aussi, entendu ces râles ? Peut-être ont-ils été pétrifiés de peur ? De quel courage ont-ils fait preuve !