La vue
L'ondulation de la mer, c'est ce qui me revient en tête tout de suite. Un peu de vent, les crêtes des vagues qui déferlent autour du bateau. Et moi, en hauteur, surtout quand ca gîte, à admirer de réjouissantes et originales perspectives, vers l'arrière comme vers l'avant : c'est un paysage qui me plaît vraiment ! On dit parfois que la mer est un grand désert, mais je trouve, moi, avec cette succession ininterrompue de vagues qui la fait danser, que c'est un spectacle vivant… et impressionnant ! Fréquent aussi bien sûr, mais je me souviens d'un jour où il m'a vraiment marqué : c'était lors de la Transat Jacques Vabre de 2015. Avec mon coéquipier, on était allé jouer près des centres dépressionnaires, ce qui nous a permis d'ailleurs de passer en tête de la course. J'ai un souvenir très clair notamment des couleurs et des lumières qui s'ajoutaient à cette ondulation : au cœur de la dépression, du gris surtout, du sombre. Et puis, au fur et à mesure qu'on en sortait, des trouées dans les nuages qui laissaient percer des rayons de soleil. Et ceux-là, à la surface de la mer, créaient des tâches vertes à côté des masses grises. Elles se mettaient, à mesure que le ciel s'ouvrait, à briller sous la lumière : les contrastes de teintes en devenaient d'autant plus intenses !
Le toucher
En course, les mains en prennent un sacré coup : l'eau, omniprésente, les fait gonfler ; le sel, corrosif, les abiment ; le froid, parfois mordant, les engourdit : les chocs, inévitables, les affaiblissent. A tel point qu'au fur et à mesure de la navigation, on peut n'avoir plus beaucoup de sensations au bout des doigts ! On a l'impression d'avoir les mains dans des gants de ski. Alors, évidemment, on est moins précis dans nos manipulations. Bref, on perd un peu de ce sens du toucher. Pour ménager un peu mes mains, moi, je les appose sur la bouilloire quand je me prépare un café ou un thé. Je trouve ça très agréable. Immédiatement on ressent la chaleur, sur les paumes bien sûr, mais pas que… Cette douceur-là se transmet dans tout le corps. Je l'ai déjà plusieurs fois ressentie lors de transatlantiques, en suivant une route nordique : les conditions météo sont rudes, il fait particulièrement froid, tout est humide… et ça dure longtemps. Alors quand, au milieu de la nuit, mes yeux commencent à piquer, et que je descends me faire un café pour tenir, cette source de chaleur, je peux vous l'assurer, j'en profite pleinement ! Elle me redonne de la vigueur instantanément.
L'ouïe
C'est un des sens le plus important sur un bateau de course. On est toujours à l'écoute du bateau. Y compris quand on est à l'intérieur, en train de manger, de travailler, et même de dormir. C'est LE bruit différent de ceux dont on a l'habitude qui va nous alerter, nous réveiller. Et ce, même sur les IMOCA d'aujourd'hui, comme à bord de mon Maître CoQ, dont l'inconfort sonore est monté d'un cran ! Le bateau est mal réglé, la mer a changé, le vent a évolué… on entend tout ça et plus même, à travers le bruit d'une pièce qui casse, d'une drisse qui cogne sur le mât, d'une voile qui tombe, d'une coque qui craque. Je me souviens, par exemple, du départ du Vende Globe 2008, dans le Golfe de Gascogne, avec des conditions météos éprouvantes ! C'était en fin de journée, j'étais sur le pont. Tout d'un coup, sans qu'aucun prémice sonore ne m'éveille, un vacarme assourdissant a retenti : un bruit sourd et net comme un arbre dont le tronc se rompt. Et puis, presqu'en même temps, tout le gréement qui dégringole sur le pont et dans l'eau… Et, bien sûr, toujours, en fond sonore, la mer qui tempête. J'ai entendu, avant même de voir, ce qui venait de se produire. C'était mon mât de trente mètres qui craquait. Ce jour-là, dix bateaux ont subi le même sort ! L'instant où l'on comprend est furtif, parce qu'ensuite vient vite celui où il faut réagir! Le mât, comme un bélier, tapait sur la coque et risquait de l'endommager. Il me faut alors tenter de sauver le matériel. Mais quand il s'agit de mât et de voile, sur ce type de bateau, tout s'avère lourd, grand, encombrant. On se rend compte que nos petits bras ne suffiront pas pour tout ramener à bord. Alors on s'efforce de remonter le maximum de choses, comme les voiles… et puis on coupe ce qui relie au reste, pour sauver le bateau et l'homme. Ce démâtage m'a vraiment accablé. Tout a été radical : le bruit bien sûr, la vision du mât rompu, aussi… Mais également le sentiment que j'ai éprouvé ensuite, car c'est la fin du projet, la fin du rêve, la fin de l'aventure, la fin de la course… Ça fait un peu trop de fins, au final !
Le goût
En mer, ça n'est pas un sens qui est très sollicité. On est comme aseptisé au niveau du goût, comme de l'odorat d'ailleurs. Un peu dommage pour moi qui apprécie de bien manger, et les petits plats bien gouteux ! Ce qui me vient d'ailleurs en tête à ce propos, c'est l'absence totale de saveur de l'eau douce que je bois pendant les courses au large. Impossible bien sûr d'emporter assez d'eau pour toute la durée de la navigation. Alors, je me sers d'un désalinisateur : une pompe électrique qui aspire de l'eau de mer et sépare ensuite, grâce à un filtre, l'eau du sel. Je ne sais pas pourquoi, cette eau est vraiment insipide. On a l'impression, quand on est à terre, que l'eau n'a pas de goût, mais en fait, si : elle est plus ou moins salée par exemple… En tous les cas, elle n'a pas la fadeur de celle sui sort du désalinisateur ! D'ordinaire, on y ajoute des sels minéraux pour notre forme physique, mais ça n'est pas eux qui donnent du goût. Alors moi j'y verse aussi du jus de citron… pour lui donner un peu plus de saveur !
L'odorat
Bien sûr, il y a cette si reconnaissable odeur de bottes : elles gardent bien confiné le parfum nauséabond de l'humidité. J'arrive presque à détester ma propre odeur quand je sens ça ! Plus encore quand je suis contraint par des conditions météos difficiles de les garder aux pieds longtemps, parfois de dormir avec elles… Après quelques jours, on est content de courir en solitaire ! Heureusement, il y a des moments, lors des courses, où je respire à pleins poumons et avec plaisir. Au milieu de l'océan, les odeurs ne pullulent pas, et ce sens-là s'endort un peu, à la longue. Alors quand il est à nouveau sollicité… En 1999 puis en 2001, j'ai couru la mini transat en Mini 6.50. Eh bien, à la fin, sans encore voir les îles, presque 24 heures avant de toucher terre, je savais que j'arrivais aux Antilles. Elles sentent si fort… Quand on est sous leur vent, c'est intense : le pin, les fleurs… bref la nature ! En tous les cas, ces odeurs sont en tel contraste avec ce que l'on a eu à respirer en mer qu'on ne pas y être insensible !
Et la peur ?
C'est rétrospectivement, une fois amarré dans le port, que l'on se dit « oula » ! Quand on est dans l'action, on ne se rend pas vraiment compte. Je me souviens, lors de la Route du Rhum de 2014, de m'être vraiment mis en danger. Il est 2h du matin, c'est la première nuit de la course. Je traverse la Manche. Le vent forcit vraiment. Je veux affaler... mais une pièce est bloquée au sommet du mât. Le renvoi ne fonctionne pas. Je n'ai plus qu'à y aller moi-même… Pour ne pas risquer une collision avec d'autres concurrents, je les laisse filer devant moi. Et je grimpe : une corvée compliquée ! Terminée, je commence à redescendre et là, un fort choc, soudain, inattendu. Je ne comprends que lorsque je vois la lumière du bateau qui vient de me percuter. Un concurrent retardataire que je n'avais pas vu sur le radar et qui ne m'avait pas plus localisé. Après avoir résolu un premier problème de taille en haut du mât, un second me tombait dessus avant même d'être complètement redescendu ! Mon rythme
cardiaque a dû faire un bond ! Bref, mon premier réflexe a été de m'assurer de mon état. Je m'étais entaillé avec mon couteau au moment du choc. J'ai aussi contrôlé celui de mon bateau. Puis, j'ai appelé celui qui m'avait percuté : tout allait bien de son côté aussi heureusement.