La vue
Mon plus beau souvenir de ce point de vue remonte à début juin 2019, lors de la Solitaire du Figaro. Parti de Nantes, j'arrive, avec un petit vent, en vue de la côte sud-ouest de l'Irlande, près de Kinsale, le port d'arrivée. Je dois encore contourner le mythique phare du Fastnet. C'est une première pour moi… ce qui a sans doute contribué à me faire apprécier les lieux ! Bref, je le laisse finalement à tribord, puis je glisse au portant vers Kinsale. Cela fait trois ou quatre jours que je navigue. C'est le petit jour et le soleil déjà bien présent fait briller le paysage, plutôt sauvage, devant moi : sous le ciel, les prairies d'un intense vert, supportées par de hautes falaises de pierre brunes et grises, puis la mer toute bleue à ce moment-là. Et dessus, pour rendre cette vision plus belle encore, des dauphins en nombre qui m'offrent un ballet nautique ! Et puis, il y a aussi, qui se rapprochent, les bateaux accompagnateurs et médias. À ce moment-là, je le reconnais, je jubile presque : je suis en deuxième position, avec beaucoup d'avance sur les autres concurrents, au moins cinq heures … c'est juste incroyable pour moi ce rang-là ! Et, très certainement, cette excitation n'a fait qu'embellir ce que j'avais dans les yeux…
Le toucher
Par beau temps, quand les conditions de navigation sont clémentes, et que donc le pont est sec, j'apprécie d'être pieds nus. Je sens d'abord, à la surface, le gelcoat, l'antidérapant… Et puis, en fait, tout mon bateau sous mes plantes de pied ! Être pieds nus me permet un contact agréable avec le bateau, et même efficace pour bien le manœuvrer. Je sens ses mouvements, je sens la coque se déplacer sous moi. En tous les cas, plus qu'avec de grosses bottes lourdes ! C'est un sentiment de légèreté que j'éprouve aussi, tout en ayant l'impression d'être ancré dans le bateau grâce à mes pieds : l'équilibre sur un bateau vient d'eux bien sûr. Et souvent d'une main aussi, c'est vrai, qui s'accroche aux haubans ou aux filières ! Et par laquelle on sent aussi le bateau d'ailleurs. Parfois même d'un peu trop près, quand un cordage nous glisse entre les mains…
L'ouïe
Quand mon bateau, le pilote automatique enclenché parce que je suis au repos dans la cabine, qu'il file vite au portant, monte et descend sur les vagues et donc accélère puis décélère sans cesse… c'est là que je risque le plus peut-être une sortie de route. Et c'est dans ces moments-là que j'utilise sans doute le plus ce sens de l'ouïe. Bien sûr, je peux jeter un coup d'œil aux écrans, mais je suis surtout connecté de façon intense à mon bateau par… mes oreilles ! Au bruit de l'eau contre la coque, j'estime sa vitesse. Je ressens si elle est fluide, telle qu'attendue, ou si elle provient d'une tension, d'un comportement anormaux… Je mets en relation dans cette analyse - qui ressemble d'ailleurs plus à des réflexes finalement ! -, ma position propre par rapport à l'assiette du bateau qui change selon les vagues frappant la coque. Je ressens les mouvements du bateau directement dans mon corps. Tout ça, même si c'est assez complexe à priori, m'aide vraiment à estimer si tout va bien ou si je suis à la limite de la sortie de route ! Dans ces moments-là, assez stressants, mais où je suis tout de même censé me reposer, il y a un autre bruit qui me livre des infos sur ma navigation. C'est celui du petit moteur électrique qui alimente le pilote automatique. Il actionne un vérin qui sert à pousser ou tirer la barre. A ses petits grincements, je sais s'il force ou non… et donc le cap est tenu normalement ou non ! C'est une somme de petites infos sonores de cette sorte qui me permet au final de savoir ce qui se passe à l'extérieur…
Le goût
C'est un sens que je sollicite assez peu en course. Ce qui m'importe alors, c'est la performance, beaucoup plus que la vie à bord et son niveau de confort. En règle générale, je me moque pas mal de ce que je mange. Il y a tout de même une chose dont je me régale, c'est le chocolat noir… avec des noisettes, c'est meilleur encore ! J'en consomme deux tablettes en trois ou quatre jours quand je suis en période de grignotage. Moi je grignote dans deux situations, un peu opposées à vrai dire. Soit le bateau me demande beaucoup d'énergie et me prend beaucoup de temps, et je n'ai donc pas la possibilité de me préparer un repas… et donc je dois grignoter pour rester en forme. Là, c'est banane, barre énergétique, bref tout ce que je peux ranger dans les poches à bouts à proximité. Soit, les conditions de navigation sont beaucoup plus cool, et je m'autorise à prendre du temps pour moi. Le grignotage relève alors de la gourmandise, et c'est souvent pour moi un petit carré de chocolat… Je profite aussi de ces moments où tout roule bien, pour me préparer un vrai plat. Le plus alléchant pour moi : un morceau de viande, et du fromage avec, si le départ n'est pas trop loin, un bon morceau de pain, à peu près frais encore, aux graines ou aux moreaux de fruits secs ! En fait, durant ces périodes calmes, c'est une sorte de cercle vertueux qui se met en place : le plaisir de déguster et le plaisir de naviguer efficacement se nourrissent l'un l'autre ! Bien sûr, après quelques jours de mer, je ne peux pas disposer de tout ce qui me fait envie : sur les longues courses, il y a un moment où je me retrouve en manque, vraiment, de produits frais, fruits ou légumes peu importe d'ailleurs, puisque c'est cette sensation de frais que je recherche… sans la trouver !
L'odorat
Cette année, en 2019, au mois d'août, j'ai couru la Douarnenez Courses Solo Gijon. Quand je suis arrivé, après trois ou quatre jours en mer, dans cette baie espagnole et assez vallonnée de Gijon, j'ai senti très fort la terre, avec montagnes, bois, carrières... Le vent qui venait de là a sans doute intensifié cette sensation. Tout comme l'air chaud que je sentais sur mon visage.
Et la peur ?
La peur panique, celle qui fait perdre ses moyens, je crois ne l'avoir jamais encore ressentie. Par contre celle de casser son bateau, oui, bien sûr ! Je me rappelle, lors de la Solitaire du Figaro en juin dernier, avoir vécu un moment de ce type. J'étais au large d'Ouessant…et en train de dormir dans la cabine. Soudain, j'ai été réveillé – on ne dort jamais à poings fermés ! – par une sourde sirène. J'ai bondi bien sûr dehors. À peine ai-je vu les feux du bateau de pêche qui arrivait sous mon foc, que je me jetais déjà sur le pilote automatique pour le désenclencher, et pousser la barre au maximum. J'ai vu un instant les pêcheurs, eux bien éveillés, sur le pont de leur chalutier… Et ils n'étaient vraiment pas loin, je pouvais sentir la forte odeur de poisson ! Une fois le choc évité, j'ai réglé à nouveau le bateau. Et je me suis refait la scène dans ma tête en tentant d'estimer à combien de mètres j'étais passé du chalutier, en envisageant ce qui se serait passé si je n'avais pas réagi… Car un bateau de pêche en acier, aussi costaud que celui-là, ça ne craint pas grand-chose par rapport à un bateau en composite comme le mien… Il y aurait eu de la casse de mon côté, c'est certain, sans doute même au point de me pousser à l'abandon !