La vue
Le type de navigation que je pratique, en multicoque, sur un bateau très rapide donc, a un côté extrême. Ce qui explique que je sois toujours tendu, du moins en éveil, pour anticiper le moindre risque, tel un changement météo défavorable… J'observe sans cesse, j'ausculte l'horizon, son évolution, j'étudie et choisis la meilleure trajectoire. Notamment au passage des alizés, dans la zone équatoriale, car les grains, le vent qui peut augmenter, tourner… peuvent s'avérer dangereux pour un multicoque.
J'ai remarqué que souvent me sautent aux yeux des anomalies techniques, et ce, en dehors des moments où je contrôle ouvertement l'état du bateau. Ça peut arriver à chaque instant, comme un flash. Quelque chose va accrocher mon regard : une pièce endommagée ou desserrée… parfois très discrète ! Je me rappelle d'un vit-de-mulet, là où s'articulent mât et bôme, qui était en train de se desserrer : si je ne m'en étais pas aperçu et n'avais pas resserré ce boulon, ça aurait pu entraîner la rupture d'un axe vraiment problématique ! Je ne pense pas que cela relève du hasard : sans doute l'expérience, l'esprit marin et une extrême attention portée au bateau expliquent ça.
Parfois aussi, de façon inattendue, je vois, sur le pont, une pièce… une pièce qui ne devrait pas se trouver là. Ça m'inquiète toujours un peu bien sûr, parce que logiquement, elle doit manquer quelque part. J'espère alors que ça n'est pas trop ennuyeux et je me mets à chercher d'où elle peut venir… Lors de la dernière Route du Rhum, alors que depuis plusieurs jours la mer était très démontée, j'ai trouvé, un matin, un morceau de mousse composite… Un mauvais signe pour moi, car j'ai cru qu'un flotteur, ou que le mât, s'était cassé ou avait été détérioré ! En fait, je me suis rendu compte que ça n'était « que » le poste de barre qui avait été arraché. Je m'attendais à bien pire ! Je l'ai retrouvé finalement sur le trampoline. Bien sûr, barrer sans ce support de siège a été moins confortable pour moi ensuite, mais au moins, la structure du bateau n'avait pas été touchée !
Le toucher
Dans l'environnement très humide et agressif propre aux courses au large, les mains sont toujours mises à rude épreuve. Alors, quand je les cogne quelque part, ou que je les égratigne, je passe une pommade cicatrisante et régénérante… que j'imagine aussi pour moi comme une couche protectrice pour les coups à venir ! Bref, j'entretiens mes mains. Surtout d'ailleurs leur dos : sur la paume, à force de manœuvres, j'ai de la corne qui protège, mais dessus… Il y a aussi le contact avec l'eau qui est particulier : à grande vitesse, on en rentre pas mal. Elle ruisselle jusque dans le cockpit où elle stagne un temps avant de s'évacuer. Bien sûr, on s'en prémunit avec nos cirés, mais on la sent tout de même, et notamment sa température, qui varie selon les océans. Quand on effectue des traversées d'Est en Ouest, après deux jours de navigation, on ressent déjà son réchauffement. Et c'est certain, c'est bien plus agréable de renter dans de l'eau chaude que dans de l'eau à 10°C ! C'est aussi, étrangement, plus rassurant…
L'ouïe
Ce sens nous sert à évaluer la vitesse du bateau, car il émet des sons différents selon son allure. Certains appendices du bateau peuvent être à l'origine de bruits très spécifiques. Par exemple, la dérive centrale en carbone, qui, dès 15 nœuds, siffle : on dit même qu'elle chante… et puissamment, je peux vous le dire ! C'est un son qui s'apparente à celui que l'on entend quand on fait le tour du haut d'un verre avec le doigt… en moins cristallin peut-être. Une sorte de vibration aigüe hésitante. Le safran aussi chante selon la vitesse. Il y a également le vent apparent lié à la vitesse du bateau ajouté au vent naturel qui produisent un vacarme inimaginable en se faufilant entre les haubans. Le gréement vibre aussi… Bref, tous ces bruits qui renseignent sur la vitesse et la performance du bateau, on finit par s'y faire. Et c'est lorsque l'on en perçoit un son inhabituel que l'on tique. Ceux-là sont souvent annonciateurs de problèmes que l'on comprend très vite ensuite et qui nécessitent de réagir dans la foulée !
Le goût
J'aime bien le sel, mais à petite dose ! D'agréable, il peut devenir très vite écœurant, je trouve. Sans doute parce qu'il arrive en bouche par le biais d'embruns intenses et renouvelés, signes d'un mauvais temps… et qu'ils intensifient donc le stress déjà présent. Le sucre, je préfère ! J'en raffole même, sous forme de bonbons plus précisément : j'en embraque une quantité folle, mais calculée… pour tenir le plus longtemps possible pendant la course ! C'est la nuit que je me régale de fraises Tagada, de mini bouteilles de coca, de bananes jaune fluo ou presque... un ou deux paquets y passent ! Ça me réconforte pendant des créneaux horaires un peu inquiétants et stressants : la nuit. Surtout s'il n'y a pas de lune, on ne voit pas la mer, on ne se déplace pas trop, car c'est plus dangereux…
L'odorat
On croise pas mal de poisson volant au large. Quand l'un d'eux tombe sur le bateau, j'essaie tout de suite de le remettre à l'eau pour qu'il reste vivant, je n'aime pas le gâchis et voir mourir pour rien. Et puis, je me dis aussi qu'une bonne action comme ça, me vaudra peut-être une récompense, de la clémence, de la part de Dame Nature, de la mer ? Sait-on jamais… ! Mais quand il tombe pendant la nuit sur le bateau, c'est le matin que je les rejette, souvent morts d'ailleurs. Ils vont nourrir les prédateurs marins, profiter ainsi à une autre espèce, et donc finalement alimenter la chaîne animale. Ça n'est pas un mal ! Mais parfois, j'ai beau faire le tour du bateau plusieurs fois, rien n'y fait, l'odeur persiste… Alors, je m'accroche davantage encore à mon odorat, et je cherche, je cherche. Et bien sûr, je finis par trouver. C'est imparable cette odeur si forte de poisson, et, à vrai dire, pas très agréable ! Quand je le prends dans la main pour le remettre à l'eau, là non plus, ça n'est pas très réjouissant : ces poissons, quand ils sont vivants, sont encore vifs, et puis leur surface est assez gluante… Inutile de vous dire qu'ensuite, je m'empresse de me nettoyer les mains !
Et la peur ?
Quand on navigue sur des multicoques de 15 mètres, à des vitesses élevées, on est toujours sur le fil de la lame du rasoir. Ce serait déraisonnable, absurde, à mon sens, de ne pas avoir peur : ressentir cette crainte latente, ça permet de se rendre compte du danger qui rôde sans cesse, ça évite d'aller trop loin. J'ai tout le temps de l'appréhension.
Il y a un autre degré, plus haut, de peur : elle s'impose lors de moments très chauds, mais est suivie, aussitôt, d'une réaction nécessaire et subite. Je me rappelle d'une nuit tombante et d'un puissant grain, lors de la dernière Transat Jacques Vabre. Je passais les alizés, pas loin de l'équateur. Le temps était stable, on était toute voile dehors. Moi, j'étais en veille avec le pilote automatique, et une écoute en main au cas où le vent forcirait. Et il a forci ! Je l'ai vu sur les instruments, et l'ai senti à la vitesse grandissante du bateau. Ça devenait limite… Alors j'ai largué, mais au fur et à mesure que je le faisais, le vent montait. Et le bateau a fini par planter. Je tenais, à ce moment-là, entre mes mains, la vie de mon coéquipier et la mienne… Là, j'étais dans cette peur extrême, mais, simultanément presque, dans l'action aussi. Le bateau s'est heureusement remis à l'endroit. Des torrents d'eau se sont vite abattus sur nous. On a pris un ris pour rétablir la situation… Et puis le vent est revenu à la normale. Même si nous étions encore secoués par cet épisode, comme nous sommes avant tout des compétiteurs, on s'est tout de suite demandé quand renvoyer la voile… bien sûr !