Dans la semaine qui précède le départ de la Solitaire Urgo le Figaro, nous rencontrons Yann Elies sur son Figaro 3 St Michel amarré sur les quais de Nantes.
C'est ta 19eparticipation à la Solitaire du Figaro. Pourquoi après autant de temps, on continue d'y revenir ?
On est en manque quand on ne fait pas la Solitaire. On est tellement en manque que j'y pensais déjà sur mon Vendée Globe en remontant l'Atlantique en 2017. À chaque fois, c'est se remettre en question. Sans forcément "repartir de zéro", ça remet les choses à plat avec le même bateau pour tous. Il y a plein de jeunes qui arrivent, pleins de talents avec des choses à montrer et à démontrer.
C'est un nouveau défi et une remise en question. Ça permet de ne pas s'endormir, de rester à niveau et de ne pas prendre le melon. Ce n'est pas parce que tu finis deuxième de la route du Rhum que ça te donne plus de droits.
Et puis surtout parce que ça me fait plaisir ! Je m'éclate. Je ne reviendrais pas si à chaque fois c'était un calvaire. C'est toujours un plaisir même si plusieurs fois l'après-solitaire a été difficile à digérer parce que ça ne s'est pas passé comme prévu, parce que le résultat est décevant…
Tu es celui qui a le plus d'expérience de la Solitaire, quelle est ton histoire avec cette course ?
C'est une histoire de famille. Mes premiers souvenirs remontent à l'époque où elle s'appelait encore l'Aurore. En 1979 mon père a gagné l'Aurore en remportant les 4 étapes. Je me souviens de la coupe qui me paraissait énorme, que tout le monde remplissait de champagne et buvait. Je me souviens d'escale en famille. On venait avec ma mère et mon frère donner un coup de main pour nettoyer le bateau, faire une lessive et l'avitaillement. On préparait le riz au lait de mon père – il partait avec une cocotte-minute de riz au lait et ne mangeait que ça pendant toute la course. Je me souviens de mon petit frère qui avait pissé une nuit dans le sac de couchage de mon père – le bon sac de couchage en coton et plume d'oie. Le cadeau sympa !
Ma mère a réussi à me faire embarquer sur un bateau accompagnateur et malheureusement mon père avait abandonné cette course. Je suis arrivé à l'escale et mon père n'était pas là. J'avais trouvé ça dur. J'avais enduré toute l'étape, j'avais le mal de mer. J'étais minot et malade et je me disais "faut que je tienne parce qu'à la fin mon père sera là et je pourrai l'accueillir sur le ponton" et finalement on vient m'annoncer qu'il ne sera pas là à l'arrivée.
Et depuis que tu t'es lancé sur cette course, quel a été ton meilleur souvenir ?
Le premier très bon souvenir était en 2001. C'est le moment où je comprends et j'arrive à mettre en œuvre ce qu'il faut pour gagner une étape de la Solitaire : les leviers mentaux qui permettent de se dépasser, de résister au froid, à la faim.
Ensuite en 2002, je remporte la première étape pour la naissance de mon fils. J'ai l'image en tête où je lève les bras et je dédie cette victoire à mon fils Titouan. Je n'avais pas pu être là à la naissance, c'était à l'escale avant la dernière étape en Espagne. Je n'avais pas pu rentrer et je me suis dit que la prochaine étape serait pour lui, qu'il sache pourquoi je n'étais pas là à la naissance. C'était vraiment un moment très fort. C'était ma première grande victoire sur la Solitaire à un moment où je me disais que je n'y arriverais jamais, que je serais maudit comme Gildas Morvan – un super figariste mais qui n'arrive jamais à la gagner. C'était une délivrance.
Et à l'inverse, quel a été ton pire souvenir ? Un moment où tu aurais voulu ne plus entendre parler de la Figaro ?
Le premier pire souvenir a été ma première étape en Figaro en 1997. Je prends 24 heures de retard sur Franck Cammas alors que sur les courses d'avant saison j'avais performé : premier Bizuth, tout le temps dans les 10 premiers. Je pensais que je savais, que ça allait être facile. Là je comprends que ça allait être compliqué, que je n'étais pas du tout prêt. Énorme claque !
Quel est ton objectif pour cette année ?
J'oscille entre me dire : "il faut que je la gagne" et "il faut que je prenne du plaisir". Ça va être entre les deux.
En 2017, quand je suis revenu après le Vendée Globe, ça a été une édition très dure. J'étais fatigué, je n'étais pas bien. Je me suis battu contre moi-même tout du long. Je n'étais pas heureux. J'avais pourtant décidé de la faire, c'était ma décision, mais je n'étais pas heureux d'être là. J'avais été habitué à gagner 2012, 2013, 2015 et je reviens en 2017, me disant que ça allait être pareil et pas du tout.
Donc, dans l'ordre prendre du plaisir ; faire un podium – ça serait génial ; la gagner ça serait incroyable, mais ça va être compliqué. J'ai pris une grande claque sur la Solo Maitre Coq ; je fais 21esur la grande étape. Ça m'a remis à ma place. Avant c'était trop facile, j'étais trop sûr de moi. Ça remet du doute et impose de bosser encore.
Comment as-tu préparé et optimisé ce nouveau bateau dans le peu de temps que vous aviez avant la Solitaire ?
C'était un sprint ! À fond depuis qu'on a reçu le bateau le 18 janvier [NDLR il y a tout juste 4 mois]. On s'est concentré sur la préparation technique du bateau, voir tout de suite les défauts qui pourraient nous empêcher de finir la course et de performer. C'est un gros dossier qu'on a fait avec Damien – ancien figariste. Dans un second temps : découverte du bateau en double avec Damien et Samantha Davies qui m'a aidé et a été d'une grande utilité dans la compréhension du bateau. Je pense qu'on est bien prêt aujourd'hui.
Mais il reste une grosse marge de progression quand on voit ce qu'on était capable de tirer du Figaro 2 après 16 ans d'utilisation. On se rend bien compte qu'en 4 mois on connait 70%-80% du potentiel du bateau, mais tout ce qu'il reste va prendre des mois voire des années à découvrir. C'est super sympa de pouvoir participer à cette découverte.
Peux-tu nous dire ce que tu penses du Figaro 3 ? Y a-t-il des choses du Figaro 2 que tu vas regretter ?
Le seul truc que je regrette du Figaro 2, c'est le réchaud. Il n'y avait déjà pas grand-chose pour se faire à bouffer, maintenant il n'y a plus rien !
Sinon tout est bien. Le bateau n'est bien sûr pas parfait, mais on a évité les gros soucis même si on est passé pas loin de la catastrophe avec cette histoire de barre de flèche – je pense qu'on n'aura plus de soucis sur la solitaire.
Certes sur certains détails de finitions il y a des choses à revoir. On ne peut pas avoir 50 bateaux sur un terre-plein qu'on tire au sort au mois de décembre et qu'ils soient tous tip-top nickel. Il n'y a que Bénéteau qui pouvait assurer cette production. C'est industriel donc il y a des choses à revoir, mais le bateau est super sympa. C'est un bon bateau qui est une bonne évolution pour la classe Figaro.
On est peut-être allé un peu loin dans la technicité. On le voulait abordable pour les jeunes, donc à voir avec les jeunes ce qu'ils en pensent et s'ils en souffrent.
Il y a gros gap physique sur ce nouveau bateau. Je ne sais pas comment on va encaisser cette solitaire. Qu'on aille vers plus de sport, ce n'est pas gênant, mais il faut que ça reste accessible à tout le monde.
Ce qui change aussi par rapport au Figaro 2 c'est qu'il y a moins de place à l'intérieur. Ça joue à casser le bonhomme. Pour aller chercher les voiles devant, il y a ces 4 énormes varangues à passer. Comme il faut toutes les sortir par la descente…
Comment organises-tu ta vie à bord ? Est-ce que tu embarques des choses que les autres n'ont pas ?
J'ai un pouffe que j'ai hérité du 60-pied et que je trouve vachement bien. Je le déroule sur la bannette. Il est assez confortable et je dors bien. Pour la récup' il est pas mal, surtout pour un vieux comme moi.
C'est un bateau qui a besoin d'avoir toujours du poids au vent et d'être matossé à mort. Il faut donc matosser et dormir dans la même bannette. Elle est bien positionnée, on voit bien l'écran, on est rapidement dehors.
Quel est le secret pour gagner une Solitaire du Figaro ?
Réussir à gérer l'aspect physique et mental sur les 4 étapes. Jusqu'à aujourd'hui, on a réussi à faire 1 ou 2 étapes avec beaucoup de temps de repos. C'est celui qui va réussir à mieux gérer cet enchainement de 4 étapes qui prendra le dessus. Ça ne m'étonnerait pas que le vainqueur de cette Solitaire ne gagne pas d'étape. C'est important d'aller vite, de faire avancer son bateau, mais il faut faire tout ça dans un minimum de perte d'énergie et d'effort. On rajoute une dimension par rapport au Figaro 2 où on savait qu'il fallait se faire mal, tout donner. À entendre tous les autres coureurs, ils disent que c'est dur, on ne va pas pouvoir faire les 4 étapes comme ça, il faudra être capable de naviguer moins à fond, plus raisonnablement, récupérer, ne pas se mettre dans le rouge en voulant absolument gagner l'étape parce qu'il en reste 2 ou 3 derrières.
Quel est ton régime alimentaire sur ce type de course ?
Sur ce bateau j'ai l'impression de perdre 1 kg par jour de navigation. Pourtant je bouffe. J'ai une glacière dans laquelle je case tout ce que je peux trouver comme nourriture et je pioche. Il y a du Saint Michel forcément, des graines, des barres de céréales, des crudités et quand j'ai le temps je sors le super jetboil, et j'essaye de faire chauffer de l'eau.
Comment te sens-tu à quelques jours du départ ? Serein ?
Serein non, mais j'ai l'impression d'être prêt. On a bien bossé.
Après cette Solitaire, quel sera ton programme ?
J'aimerais bien trouver un partenaire pour partir sur une campagne de Vendée Globe 2024. Ça sera mon dernier Vendée Globe avec des ambitions sportives élevées. J'aimerais pouvoir monter un beau projet. À plus court terme, je vais participer à la Transat Jacques Vabres. En gagner une 3eserait super.
Je ne suis pas contre refaire quelques saisons de Figaro, mais je ne veux pas faire que ça. Il faut qu'il y ait autre chose, Jacques Vabres ou Route du Rhum, voire de l'Ultim comme équipier pour varier.