L'Hérétique, un Zodiac qui porte bien son nom
Dimanche 19 octobre 1952, Île de Gran-Canaria, port de Las Palmas, 06:00 du matin, un homme seul, à bord d'un pneumatique Zodiac nommé "l'Hérétique", long de 4,65 m, gréé d'une voile d'Optimist, s'éloigne dans la faible lumière de l'aube silencieuse et le clapotis de ses avirons en direction de l'ouest… Après quelques heures de navigation à la rame, une fois les l'îles hors de vue, l'homme arrime ses avirons à bord et s'allonge à bord de son esquif, calme et seul…
À bord, pas d'eau, pas de nourriture ni fraîche ni en conserve, rien qu'un homme sur son embarcation de fortune, non pontée, avec une tente, un sextant, une ligne de pêche, un couteau, un filet à plancton et quelques babioles. L'homme laisse dériver son embarcation, car là est son projet : il va se laisser dériver, tenter de traverser l'Atlantique, tel un naufragé volontaire…
Cet homme, c'est Alain Bombard, un docteur en médecine d'une trentaine d'années, décidé à démontrer au monde qu'il est possible de survivre en mer sans vivres.
Le naufrage du Notre Dame de Peyragudes
L'année précédente déjà, il avait traversé la manche en maillot de bain simplement enduit de graisse pour limiter les déperditions de chaleur, et avait dérivé, déjà sur un Zodiac en panne de moteur, trois jours entiers. Durant ce temps, il avait vécu d'une tablette de beurre et d'un peu d'eau de mer, au large de Boulogne-sur-Mer.
À Boulogne-sur-Mer où il effectue son internat de médecine, il aurait assisté à l'arrivée à la morgue des 41 membres d'équipage du "Notre-Dame de Peyragudes", un chalutier qui a sombré au large en quelques minutes (les archives maritimes font état de 10 noyés et 6 survivants…).
Grâce à une bourse d'étude offerte par un riche mécène, il décroche un poste de chercheur à Monaco où il développe une théorie sur la survie en mer. Cette théorie s'inspire de la vue des corps des hommes du Notre-Dame de Peyragudes. Des marins robustes, dans la force de l'âge, sachant nager, mais néanmoins noyés.
La théorie de la survie en mer de Bombard.
Son postulat de départ affirme que les naufragés, profondément affectés par les évènements et la totale certitude de ne pouvoir survivre, se laissent "mourir de désespoir", le moral anéanti. Il conçoit une théorie sur l'alimentation et sur l'hydratation en mer permettant, à son avis, à un grand nombre de naufragés de survivre.
Il affirme que la survie en mer est possible, s'abreuvant d'eau de pluie, d'un peu d'eau de mer et de jus de poisson, en se nourrissant de poisson cru et de plancton filtré (source de vitamine C combattant le scorbut). Il insiste sur l'importance de se maintenir occupé afin de ne pas sombrer dans le désespoir et sur les dangers des gros poissons pour mes petits pneumatiques.
Une expédition pour prouver sa théorie
Bien décidé à prouver l'efficacité de sa théorie, il entreprend un long voyage, à travers la Méditerranée, puis l'Atlantique, au départ de Monaco le 25 mai 1952, accompagné à l'origine de Jack Palmer, un marin britannique.
La première escale les conduit aux Baléares après 18 jours de mer. Las, en cours de route, les deux naufragés ont été secourus et ravitaillés par un cargo. Palmer abandonne le projet. Bombard continue seul vers Las Palmas, via Tanger puis Casablanca.
Une traversée sans vivres, sous gréement de fortune, en solitaire
Après son départ de Las Palmas (Canaries), Bombard n'a pas vu de pluie pendant 22 jours ! Il se nourrit au départ de plancton qu'il filtre avec une invention personnelle et s'abreuve de jus de poisson qu'il presse au moyen d'une presse rudimentaire.
Il n'a aucune idée de l'endroit ou il trouve, sa pratique de l'estime étant récente !
Mais il ne récolte pas une pinte d'eau douce pendant 3 semaines. Pris d'angoisse Bombard rédige son testament à bord le 6 décembre. Son moral semble au plus bas. Il perd du poids et s'affaiblit. La pêche est moyenne et il ne consomme que du poisson cru et du plancton, dont les goûts et odeurs de poisson le dégoûtent jusqu'au malaise.
Il subit du mauvais temps dont une tempête au cours de laquelle, ayant perdu son seau, il écope avec sa chaussure et son chapeau !
La rencontre avec un cargo et la controverse Lindemann
À mi-chemin sur l'Atlantique, il croise la route du vraquier l'Arakaka dont l'équipage le convainc de monter à bord pour un repas. Il accepte un déjeuner frugal et prends connaissance sidéré de son erreur d'estime, l'éloignant de 600 Milles de son objectif. Malgré les avertissements du commandant de l'Arraka, s'appuyant sur une détermination à toute épreuve, il repart, seul en mer.
Une sérieuse controverse existe à propos de cette rencontre en mer depuis la publication par Hannes Lindemann, au cours des années 1950, de photographies. Cet "aventurier" concurrent a aussi, un peu après, traversé l'atlantique en kayak avec quelques vivres. Les photographies en question montraient Bombard chargeant des vivres depuis le cargo, ce qu'il avait toujours nié. Bombard aurait par ailleurs emporté une "ultime réserve d'eau et de nourriture" scellée qu'il n'aurait pas consommée, ceci même arrivé à La Barbade...
L'arrivée à la Barbade
En dérivant vers l'ouest, il avance péniblement à une allure d'un nœud, écrasé de soleil, perclus de douleurs, en proie aux hallucinations, à la faim et la soif, croisant avec des requins, dauphins et autres cétacés comme compagnons de route de son frêle esquif...
Il arrive enfin à La Barbade le 23 décembre 1952, après 113 jours de mer ! Mais il se trouve dans un état physique critique nécessitant une hospitalisation longue puis, plus tard l'ablation d'un rein. Il rentre à Paris et publie en 1953 "Naufragé Volontaire" qui connaît un succès planétaire et lance les bases des techniques de survie encore actuellement suivies.
Le drame du canot de la barre d'Etel
Par la suite, il collabore avec un fabricant d'embarcations en caoutchouc, l'Angevinière, qui prendra le nom de Bombard en 1972. C'est avec ces canots pneumatiques qu'il tente de franchir des passages difficiles pour montrer leur capacité marine et leur efficacité comme canot de sauvetage.
Le 3 octobre 1958 par gros temps, il tente de franchir la "Barre d'Etel", une grande lame dangereuse un jour de grande marée. L'équipage est constitué d'Alain Bombard et 6 marins Etelois. Vers 11h du matin, c'est le drame, les 7 occupants tombent à la mer et le bateau de sauvetage local, victime d'une avarie chavire lui aussi.
Bilan de l'opération : 9 marins noyés. Une enquête blanchit Bombard de toute responsabilité, mais l'affaire connut une importante répercussion médiatique.
Bombard sort très affecté de ce drame et de son exposition médiatique et entre dans une longue période de dépression qui culmina en 1963 par une tentative de suicide…
Il collabore par la suite avec Paul Ricard au sein de son institut océanographique, avant de s'engager en politique sur le plan de l'écologie et de la protection de la mer, pour finir secrétaire d'État du gouvernement Pierre Mauroy.
Une carrière finalement controversée
Malgré les controverses qui ont émaillé sa carrière, il est difficile de perdre de vue que Bombard a traversé l'atlantique en solitaire sur ce qu'on appellerait aujourd'hui une annexe, sans vivres ou presque, ni assistance d'aucune sorte et a ainsi démontré à tous que l'espoir peut demeurer, même pour un naufragé solitaire !
Il est décédé à Toulon, à l'âge de 80 ans le 19 juillet 2005.